En matière d’âge, notre époque est décidément bien étrange. Les parents qui souhaitent que leur progéniture soit « en avance sur son âge » sont les premiers à vouloir être, pour ce qui les concerne, en retard sur le leur. L’impatience avec laquelle l’enfant attend son anniversaire n’a d’égal que l’effroi avec lequel l’adulte voit arriver le sien. Dans l’univers professionnel, les « ressources humaines » ne connaissent que deux catégories – junior et senior –, comme si l’on était toujours soit encore trop jeune soit déjà trop vieux pour travailler. Dans la cité, mêmes bizarreries : en 1974 fut votée la majorité à 18 ans, au moment où la jeunesse s’éternisant, on avait cessé d’être adulte à cet âge ; en 1982, ce fut la retraite à 60 ans, alors même qu’à 60 ans on avait, déjà depuis quelque temps, cessé d’être vieux. On pourrait multiplier les indices de cette grande confusion des âges. L’impératif de notre temps serait-il qu’à tout âge il ne faut surtout pas faire son âge ?
Ce brouillage général semble avoir fait une victime : l’adulte lui-même, devenu introuvable. Concurrencée, en amont, par une jeunesse qui commence de plus en plus tôt et finit de plus en plus tard et, en aval, par une nouvelle vieillesse dorée où l’on est âgé sans être vieux, la phase adulte se réduit comme une peau de chagrin. Sur elle pèsent tous les poids de l’existence. En quelques années décisives, tous les fronts s’ouvrent en même temps : il faut faire carrière, élever ses enfants, s’épanouir dans ses loisirs, penser à l’avenir et à soi tout en « gérant » le quotidien, bref, réussir sa vie ! Dans ce contexte, la meilleure définition de l’adulte est : « Un être qui n’a pas le temps. »
Car enfin, et contrairement aux apparences « jeunistes » de notre époque, l’idéal de maturité n’a pas pris une ride. Il s’est même renforcé au point de paraître démesuré pour nos vies d’individus. Au fil des enquêtes réalisées sur cette question, on voit toujours revenir trois termes pour le définir : l’expérience, la responsabilité, l’authenticité. Ils font système pour autant qu’ils concernent respectivement le rapport au monde (expérience), le rapport aux autres (responsabilité) et le rapport à soi (authenticité), mais en un sens bien précis.Avoir de l’expérience, ce n’est pas avoir tout vu ou tout fait. C’est, au contraire, être capable de faire face à ce que l’on n’a jamais vu ni fait, aux situations nouvelles, voire exceptionnelles. C’est, pour reprendre une formule de Georg Hegel, regarder le monde du point de vue de , c’est-à-dire être apte à intégrer les événements dans une grille d’interprétation et la trame d’un récit. Ce trait distingue l’adulte du jeune de manière décisive : seul le premier comprend que toutes les histoires ont une fin.Être responsable, ce n’est pas seulement être responsable de ses actes, c’est aussi, comme dit Emmanuel Levinas, être responsable pour autrui, c’est-à-dire se sentir des devoirs et des obligations, même envers ceux qui n’ont rien demandé : les enfants, les élèves, les collaborateurs novices. Il y a finalement toujours un trait « parental » présent dans l’adulte, même quand il n’a pas d’enfant : une capacité à se décentrer, une sollicitude à l’égard d’autrui. C’est quand on s’occupe des petits qu’on peut se sentir grand.Être authentique, enfin, c’est selon l’antique formule reprise maintes et maintes fois . Or rien n’est plus difficile ; car nous menacent, d’un côté, la complaisance à l’égard de soi-même, la paresse, la mauvaise foi et, de l’autre, le vide intérieur, l’ennui, l’angoisse. L’authenticité doit se frayer un chemin entre ces deux écueils du trop-plein d’être et du vide existentiel pour identifier ce que peut être notre singularité.Se réconcilier avec le monde, avec les autres et avec soi-même : si tel est le portrait de l’adulte contemporain, on comprend que plus de temps soit nécessaire pour y parvenir. Une vie, même allongée, ne suffira pas à nous permettre de devenir toujours plus grand. On comprend aussi qu’au regard d’une telle exigence, on puisse avoir de temps à autre des petits coups de fatigue : cette « fatigue d’être adulte » – pour parodier l’expression par laquelle Alain Ehrenberg désignait la dépression (1) – qui marque notre nouvelle « servitude volontaire ».
(1) Alain Ehrenberg, , Odile Jacob, 1998.