Sur le plan des capacités de mobilisation, la France présente, au regard de ses partenaires européens, un visage singulier et ambivalent. La crise du militantisme traditionnel y apparaît plus accentuée et plus profonde qu'ailleurs. Les organisations de masse, qu'elles soient partisanes ou syndicales, sont structurellement fragiles. Elles ont en outre subi au cours des années 80, comme dans l'ensemble des pays occidentaux, une importante érosion de leurs rangs doublée d'une crise de confiance généralisée. C'est ainsi par exemple que les partis politiques ont accusé une chute du nombre d'adhérents, qui sont passés de 875 500 en 1982 à 628 000 dix ans plus tard. Ce déclin, certes moins spectaculaire que dans d'autres pays en raison de la faiblesse initiale, a nettement plus touché la gauche parlementaire tandis que les formations de droite et d'extrême droite, en croissance, le comblaient en partie.
Le taux de pénétration des partis politiques (nombre d'adhérents par rapport au nombre d'électeurs inscrits) dans la société française s'avère de la sorte le plus faible d'Europe (2,6), contre par exemple 3,3 en Grande-Bretagne, 9,7 en Italie, 9,2 en Belgique, 21,8 en Autriche 1.
Le mouvement est plus net encore pour les confédérations syndicales dont on estime qu'elles auraient perdu la moitié de leurs adhérents entre le milieu de la décennie 1970 et celui de la décennie ultérieure. Avec un taux de syndicalisation établi autour de 9 % de la population active aujourd'hui (voir le graphique II, p. 70), qui masque un net clivage entre secteur public et secteur privé (8 % dans le privé contre 26 % dans le secteur public et parapublic), la France se trouve, là encore, la lanterne rouge des pays occidentaux, derrière les Pays-Bas (27 %), la Grande-Bretagne (29,5 %), l'Allemagne (29,7 %), le Portugal (30 %), l'Italie (35,4 %), le Danemark (87,5 %). Au déclin quantitatif s'est ajouté un dépérissement de l'activité militante, en particulier des interventions de communication dirigées vers l'extérieur (tractage, collage, diffusion de la presse militante, porte-à-porte pour les adhérents des partis), renvoyant de la sorte l'image peu attractive d'un engagement sans chaleur et accentuant le mauvais ancrage social des organisations.
Un renouveau des minorités actives
En dépit ou peut-être à cause de cette fragilité des groupes traditionnels de représentation des intérêts, notre pays se trouve périodiquement secoué par des conflits sociaux d'envergure qui ne laissent pas de surprendre les pays voisins, voire d'y alimenter le stéréotype d'une fièvre hexagonale permanente. Ce sont les grèves des cheminots (1986), des instituteurs (1987), des agents d'Air France et de la Snecma, des infirmières (1988), conduites hors contrôle syndical par des coordinations lors de la seconde moitié des années 80. C'est, en novembre-décembre 1995, le mouvement de grèves sans précédent depuis 1968 avec ses 3,7 millions de journées individuelles non travaillées dans la fonction publique et ses 2 millions dans le secteur privé contre le projet Juppé de réforme des régimes spéciaux de retraite, dans un conflit qui rebondit huit ans plus tard avec la réforme Fillon. C'est le mouvement des intermittents du spectacle de l'été 2003, la fronde des chercheurs du premier trimestre 2004, pour n'en citer que quelques-uns.
Plus profondément encore, la France connaît depuis une dizaine d'années un renouveau des minorités actives qui l'a d'abord mise à l'avant-garde, si l'on peut dire, de la recomposition de l'engagement que l'on observe dans de nombreux autres pays occidentaux, puis qui lui a permis de jouer un rôle décisif dans le développement de la contestation antiglobalisation 2. L'émergence de groupes novateurs s'observe pour l'essentiel dans deux domaines. Celui de la question sociale tout d'abord, avec l'apparition, à partir de 1988, des syndicats Sud (Solidaires, unitaires et démocratiques) provenant le plus souvent de scissions internes à la CFDT, ainsi que d'associations de « sans » : sans-logement avec le Dal (Droit au logement) et le CDSL (Comité des sans-logis) ; sans-emploi avec le MNCP (Mouvement national des chômeurs et précaires), l'APEIS (Association pour l'emploi, l'information et la solidarité des chômeurs et travailleurs précaires) et AC ! (Agir ensemble contre le chômage). Créé en avril 1993 à l'initiative de syndicalistes, ce dernier groupe va jouer un rôle pivot entre les deux champs, syndical et associatif, notamment en cherchant à lier les conflits relatifs à l'emploi et ceux concernant la vie hors travail, par une synthèse entre mouvement ouvrier et nouveaux mouvements sociaux.