Alessandro Stanziani se revendique de l’histoire globale 1. Il a écrit une quinzaine de livres, une moitié en français, l’autre en anglais, aucun des deux idiomes n’étant sa langue natale. Né en 1961 à Naples, Italie, il a commencé par travailler en Russie, et au cours de sa carrière s’est acclimaté à plusieurs environnements avant de se fixer à Paris. Il y officie comme directeur de recherches au CNRS depuis 1999 et comme directeur d’études à l’EHESS depuis 2008. En sus de mêler des horizons culturels multiples, il s’est efforcé de bâtir des ponts entre plusieurs spécialités distinctes. Si ses livres mixent toujours histoire et économie, ils ont en commun de couvrir des évolutions pluriséculaires d’objets divers : les idées économiques en Russie, la concurrence, le travail contraint, la gestion des empires, l’épistémologie de l’histoire globale et la longue histoire du capitalisme.
Son dernier livre, Capital Terre. Une histoire longue du monde d’après (Payot, 2021), nous entraîne de la Chine à l’Italie avant de nous projeter en Russie ou en Inde. Un fleuve narratif qui nous plonge dans l’histoire tumultueuse du capitalisme. Il charrie des luttes politiques et des flux d’échanges, des processus de construction des savoirs et de légitimation des États. Cette histoire permet surtout de dévoiler, dans les sinuosités du passé, la gestation de notre présent. Elle est aussi politique, car elle éclaire sur les choix qui s’offrent à nous. Si la formule du « monde d’après » peut sembler usée à peine apparue, elle ouvre néanmoins des portes sur un avenir possiblement émancipé des impératifs économiques et technologiques.
Vous avez publié sur l’économie, l’alimentation, le travail forcé 2, les empires et l’histoire globale et porté des analyses comparées sur la Russie, l’Europe occidentale, l’océan Indien, l’Afrique… Qu’est-ce qui vous a poussé à emboîter ces problématiques comme les pièces d’un puzzle ?
J’ai suivi une double formation, en économie et en histoire, et j’ai mené mes premières investigations en Russie. Mon ambition a été de ne pas cloisonner le monde en zones étanches. Mon premier travail portait sur les savoirs agronomiques, économiques et statistiques en Russie au long des 19e et 20e siècles. J’ai travaillé les connexions entre les pensées russes, les savoirs localisés mais aussi globaux, leur diffusion en Europe, leur retour en Russie, leurs recyclages et transformations. Cela m’a permis de montrer comment des savoirs, par exemple économiques, peuvent circuler et évoluer pour répondre à des questions fondamentales.
Après mes quinze ans russes, j’ai passé une dizaine d’années sur l’histoire de la concurrence et des marchés en Occident. J’ai essayé de montrer que régulation et concurrence coexistent toujours. Jamais les marchés n’ont été totalement régulés. Même en régime très libéral, il existe toujours des normes, une architecture qui permet de structurer les marchés. La différence ne se joue pas entre liberté et régulation, mais entre des formes et des optiques différentes de la régulation. Un programme de régulation peut augmenter les inégalités, ce qui est le cas du libéralisme, ou les réduire comme sous le welfare State.
Dans une troisième étape, je me suis intéressé aux tensions entre travail libre et travail forcé 2. J’ai commencé par le servage en Russie, pour passer ensuite à l’océan Indien et à l’Afrique.