Une jeunesse longtemps sous contrôle

Pendant trois siècles, en même temps que la jeunesse a été progressivement reconnue comme un âge spécifique de la vie, la société s'est préoccupée de l'encadrer et de la contrôler. Aujourd'hui pourtant, ces modèles coercitifs ont volé en éclat...

Les excès de la jeunesse ont de tous temps inquiété et perturbé la société des adultes. Les sociétés rurales de l'Ancien Régime étaient à cet égard relativement fatalistes, faisant en sorte que « jeunesse se passe ». Au xixe siècle en revanche, l'industrialisation et l'urbanisation se sont accompagnées d'un vaste effort de contrôle des comportements de la jeunesse. La scolarisation et la conscription en ont été les instruments privilégiés. Ce modèle d'éducation coercitif est demeuré valide jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais il est désormais obsolète. L'émergence de l'adolescence comme catégorie psychologique et sociale autonome s'est articulée avec l'essor de la société de consommation et de loisir pour déstabiliser en profondeur les principes éducatifs issus du xixe siècle. Les sociétés contemporaines sont à nouveau en difficulté avec leur jeunesse, et les structures de l'enseignement secondaire se révèlent difficilement adaptables aux nouvelles exigences d'adolescents dont le rapport à l'autorité des adultes et à la culture a été totalement transformé.

L'intégration précoce à la société des adultes

Dans les sociétés traditionnelles de l'Ancien Régime, les jeunes étaient étroitement associés à la vie des adultes. Voici par exemple, tel qu'a pu le reconstituer une historienne 1, le déroulement d'un dimanche dans la vie d'un apprenti maréchal-ferrant poitevin en 1782 : le jeune Jean Mulleau, âgé de 12 ans, se lève à l'aube pour accompagner dès cinq heures du matin l'épouse de son employeur à la messe ; il assiste ensuite avec elle à une bénédiction, puis consacre le reste de sa matinée à accomplir des travaux ménagers et à faire les courses de la famille dans Poitiers ; il déjeune, comme les autres jours, avec la famille de son patron et les autres compagnons ; il n'est finalement libéré que l'après-midi, qu'il décide de consacrer à la pêche. On voit à quel point la vie de ce pré-adolescent était imbriquée à celle des adultes qui l'employaient ou travaillaient avec lui. On devine également que cette proximité permanente avait une fonction éducative globale : éducation religieuse, initiation aux usages de la vie pratique et sociale, intégration des modes de civilité et de sociabilité en vigueur dans son futur milieu professionnel. C'est le modèle de « l'éducation intégrale », que défend encore Pierre Proudhon (1809-1865) au xixe siècle. La jeunesse n'était donc différente de la vie adulte que par la situation de dépendance économique qui la caractérisait.

De la même manière, les rituels qui marquaient la fin de l'enfance correspondaient à des rites d'admission directe dans l'âge adulte. C'est le cas de la première communion, dont l'église fixe définitivement l'âge entre 12 et 14 ans au milieu du xviie siècle. Elle constitue un signe fortement visible d'admission dans le monde des adultes puisqu'elle autorise le jeune à communier avec eux à l'église. C'est également le cas d'un autre rituel très significatif, l'admission dans le groupe des jeunes du village ou de la ville. Jusqu'au xviie siècle, ces groupes jouissaient d'une reconnaissance quasi officielle. Ils portaient des noms variés («bachèleries», «jeunesses», «liesses», «vogues», etc.) et avaient un chef reconnu. Ils étaient en quelque sorte comparables, sur un mode mineur, aux corporations.

Or, la fonction de ces groupes était très révélatrice du statut de la jeunesse dans la société. Ils étaient d'abord censés canaliser le « tumulte » ou l'« impatience » caractéristiques de la jeunesse. Canalisation souvent difficile : témoin, cette intervention de l'évêque d'Angers qui, en 1595, les interdit dans son diocèse au motif qu'à l'occasion des fêtes religieuses « les jeunes gens de l'un et l'autre sexe » organisent des quêtes en promettant d'acheter « un cierge en l'honneur de Notre-Dame » alors qu'ils dépensent en fait le produit de leurs quêtes « en banquets, ivrogneries et autres débauches » 2. Mais cet exemple illustre aussi une autre fonction de ces groupes : leur participation déterminante à l'organisation des fêtes religieuses ou laïques. Fonction socialement intégratrice, puisque la communauté leur reconnaît ainsi la capacité à organiser des rituels essentiels pour le maintien de l'identité collective et les admet dans la société adulte. En outre, par les débordements qu'entraînent inéluctablement les fêtes, les jeunes se chargent aussi, comme l'écrit Daniel Fabre 3, de « l'exploration dangereuse de marges, de limites ». Autrement dit, la société de l'Ancien Régime utilise l'énergie contestataire de la jeunesse pour tester la solidité et la cohérence de ses normes collectives, et éventuellement les renouveler.

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L'immaturité de la jeunesse est donc reconnue par la société de l'Ancien Régime, et son potentiel perturbateur plus ou moins canalisé. Mais l'adolescence n'est pas identifiée comme une période spécifique, et les activités de la jeunesse sont étroitement intégrées à celles des adultes.

Après la Révolution, le service militaire et la scolarisation vont progressivement modifier cet équilibre. Bien que du xvie au xviiie siècle l'Europe ait connu des décennies de guerres permanentes, l'armée ne constituait alors pas un passage obligé de la jeunesse masculine. Il n'y avait pas de conscription obligatoire, sauf « levées » exceptionnelles. En promouvant l'idée d'Etat-nation et de patrie, la Révolution transforme profondément et pour deux siècles la relation de la jeunesse masculine à l'armée et à la guerre. Le 5 septembre 1798 la loi Jourdan-Delbrel instaure en effet la conscription universelle obligatoire, qui sera ensuite adoptée par toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne. Dès lors, le « service militaire » devient rapidement ce long rituel d'initiation virile d'où le « jeune » revient « homme » et que nous avons connu jusqu'à ces dernières années. Le conscrit a voyagé loin, souvent pour la première et la dernière fois de sa vie, il a fréquenté des hommes d'autres lieux et d'autres milieux, des prostituées l'ont initié au sexe, il s'est physiquement endurci. Plus que l'entrée sur le marché du travail ou le mariage, l'armée signale dès lors l'accès des mâles à l'âge adulte.