Mercredi 23 mars à 18 h, retrouvez Jean-Marie Pottier dans l'émission Twitch de Sciences Humaines pour parler de l'élection présidentielle.
Toute la vie politique dépend d’un unique scrutin, la présidentielle. (…) Tous les cinq ans, on débat des hommes et pas des idées. (…) Ces deux constats ont une seule et même cause, le mode de désignation plébiscitaire du président de la République. C’est ce qui pervertit tout. » Ces jugements ont été proférés récemment par un président de la République, mais de fiction : Amélie Dorendeu, la cheffe de l’État centriste incarnée par Anna Mouglalis dans la série télévisée Baron noir. Des propos pas si éloignés de la critique du « spasme présidentiel autour duquel tout se contracte » et de la « crispation césariste de la rencontre entre un homme et son peuple » exprimée en 2011 par un jeune conseiller politique alors totalement inconnu du grand public : un certain Emmanuel Macron 1.
Lui n’est pas allé, contrairement à son homologue du petit écran, jusqu’à proposer aux Français de renoncer par référendum à la prérogative d’élire directement leur président. Dans son D’une monarchie à l’autre. Histoire politique des institutions françaises 1814-2020 (Dunod, 2021), l’historien Éric Bonhomme fait de ce mode de désignation un « totem constitutionnel ». Alors que les Français s’apprêtent, pour la onzième fois sous la Ve République, à exercer ce droit, aucun des principaux candidats, même les plus critiques du fonctionnement des institutions, ne propose sa suppression : Jean-Luc Mélenchon privilégie ainsi, pour mettre fin à la « monarchie présidentielle », la proportionnelle intégrale lors des législatives. L’idée a davantage fait son chemin dans le débat politique au sens large, chez certains chercheurs, commentateurs ou élus. « Si seulement on pouvait en finir avec cette élection… », glissait ainsi cet automne au Point le gaulliste historique Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel 2.
« La question qui tue »
Pour la Ve République, l’éventualité de la suppression de l’élection directe du président est « un peu la question qui tue », résume Pierre Brunet, professeur de droit public à l’université ParisI. « La poser, c’est comme si, aux États-Unis, on se demandait s’il fallait supprimer la Cour suprême. Tout le monde est mécontent mais personne ne fait rien et on continue de penser qu’il suffit d’augmenter les pouvoirs du Parlement », résume ce partisan de cette révolution, qui déplore que la France « projette sur le monde son propre présidentialisme » : « On attaque la Commission européenne car on la pense comme un Élysée à elle seule, on pense que le chancelier allemand est faible car il est obligé de négocier… »
Pour les défenseurs de la présidentielle, celle-ci reste la clef de voûte des institutions en même temps qu’« un moment d’émotion politique partagée important pour le sentiment d’appartenance à la communauté nationale », selon les termes du rapport sur la réforme des institutions coordonné, en 2015, par le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone et l’historien Michel Winock. Elle a contribué à faire de la Ve République l’un des régimes les plus stables de l’histoire de France et garantit, contrairement aux législatives avec leur lot de triangulaires, un vainqueur revendiquant une majorité absolue des suffrages exprimés au second tour. Et a pour elle la force du nombre : depuis le début du 21e siècle, la présidentielle affiche une participation moyenne de près de 79 % des inscrits, soit quinze à trente-cinq points de plus que les autres scrutins.
Ses contempteurs, eux, estiment que l’histoire a donné raison à Pierre Mendès France. Dès 1962, dans La République moderne, publié alors que le général de Gaulle impose par référendum l’avènement de cette élection directe, il dénonce un mode de scrutin qui pousse l’électorat « à démissionner, à prendre l’habitude d’aliéner sa souveraineté, à se désintéresser des affaires du pays » et peut « donner aux aventuriers une chance inespérée ». Pire, la puissance et l’efficacité supposée de cette présidentielle fonctionneraient aujourd’hui en trompe-l’œil. Depuis de Gaulle en 1965, aucun président sortant n’a réussi à se faire réélire hors situation de cohabitation ; en 2017, François Hollande a même été forcé de renoncer à se représenter. Le taux de popularité du président connaît une baisse tendancielle et le « ticket » d’accession au second tour s’est fortement dévalué : si les deux finalistes représentaient deux électeurs inscrits sur trois lors des premiers scrutins, ce chiffre est tombé à un sur quatre en 2002 et un sur trois en 2017. Bref, on élit plus mal qu’avant le président… tout en attendant encore énormément de lui. Pour l’anthropologue du politique Marc Abélès, le rapport des Français à cette « élection en déclin » est « délirant » du côté des politiques et « dépressif » du côté des électeurs : « On sent un décalage entre la pratique effective du pouvoir et tous ses oripeaux symboliques, entre son hyperconcentration et le fait que la France est un pays intégré dans la mondialisation, pour lequel un certain nombre de choses ne relèvent pas du tout du président. Tout le monde ressent que cet imaginaire d’un personnage qui va tout résoudre porte quelque chose d’assez malsain. Le régime tourne, là n’est pas la question, mais les gens vont voir à côté. »