Depuis une vingtaine d'années, et plus encore depuis dix ans, on assiste, à l'échelle mondiale, à une accélération de différents types d'échanges tels qu'il s'en réalise habituellement dans une société. Échanges d'argent et de marchandises, bien sûr, mais pas seulement. Les échanges d'objets idéels (culture, idées, normes, valeurs) connaissent incontestablement une croissance vigoureuse, facilitée par la montée en puissance des nouveaux outils techniques de la télécommunication (NTIC). Les migrations et les circulations de toutes sortes, allant de l'excursion touristique à l'intégration définitive dans le pays d'accueil en passant par le séjour de travail unique ou multiple, créent un mouvement qui tend à interpénétrer les positions et les groupes sociaux et à les redéfinir sur une base géographique élargie.
Le poids du capital spatial.
Se met en place ce qu'on peut appeler une société civile mondiale, dont l'impact reste certes limité par rapport aux échelons nationaux des sociétés civiles, du moins lorsque ceux-ci fonctionnent vraiment, mais qui n'en acquiert pas moins une force à la fois réelle et grandissante. Or, il est remarquable que cette tendance ne touche pas seulement les « élites mondialisées », habituellement représentées par les cadres des firmes transnationales, mais aussi les artistes, les chercheurs, les étudiants, les jeunes, les touristes, les voyageurs de toutes espèces parmi lesquels les migrants, les entrepreneurs transnationaux, petits et grands. Tous partagent le choix d'utiliser et de renforcer leur capital spatial, c'est-à-dire leur capacité à maîtriser les lieux et les distances, pour définir et mettre en oeuvre une stratégie d'insertion ou d'ascension sociale. Le capital spatial, c'est à la fois un patrimoine (l'expérience des lieux et de leurs liens) et une compétence (l'aptitude à tirer avantage de nouvelles expériences). Or, dans cette société civile mondiale, civile au sens d'une indépendance vis-à-vis d'une société politique mondiale, le rapport à l'espace et, plus spécialement au Monde 1 et à la mondialisation, devient un critère de classement pertinent, relativisant d'autant les paramètres socio-économiques habituels. On peut être riche, ou relativement riche en regard des moyennes mondiales, mais mal doté en capital spatial. On peut être connectés, bien que « démunis » (par exemple les migrants originaires du Sud) et ne pas être forcément moins bien placés dans la société civile mondiale que les retranchés, c'est-à-dire les enclavés, pourtant bien « dotés » (comme par exemple les salariés à statut du Nord). Un des enjeux du moment se présente donc de la façon suivante : quel poids les retranchés auront dans l'orientation de leur société. Les années 1929-1939, caractérisées par la montée du protectionnisme et du nationalisme en Europe peuvent être lues rétrospectivement comme une victoire de retranchés qui auraient reporté leurs angoisses vers un investissement obsessionnel dans l'Etat géopolitique au point de provoquer finalement la Seconde Guerre mondiale. Un tel scénario semble aujourd'hui moins probable en raison du déplacement du centre de gravité des sociétés européennes. Cela dit, le rapport des forces reste en partie indécis, comme en témoignent les hésitations vis-à-vis de la construction européenne ou du score élevé de partis populistes-nationalistes.
Des biens publics mondiaux.
Si l'on accepte l'idée que la dimension civile, c'est-à-dire non-politique, de la société mondiale se développe fortement, on constate donc que cette dynamique même pose des questions politiques fondamentales qui ne peuvent être débattues et tranchées qu'à la même échelle. Que peut-on dire alors de la composante proprement politique de la société mondiale ?
A partir d'une analyse des différentes logiques opérant à l'échelle planétaire, on pouvait, dès le début des années 90 2, y déceler la présence du politique. En effet, l'univers de communautés, celui des Etats et celui des échanges laissaient de côté un certain nombre de phénomènes inexpliqués, ceux qui allaient dans le sens d'une « société-Monde », c'est-à-dire d'un Monde faisant société. Or, les dix dernières années ont été riches en événements qui valident l'hypothèse d'un quatrième modèle explicatif, sociétal, fortement marqué par des logiques proprement politiques.
On peut en ordonner la liste selon trois catégories principales : problèmes, solutions, acteurs. Dans le premier ensemble, on note le développement de la conscience écologique, exprimé par les sommets de Rio (1992), Kyoto (1997) et Johannesburg (2002). La thématique du « développement durable », lancée par Gro Harlem Brundtland en 1987, ne cesse de s'épaissir, incluant désormais, à côté des volets écologique et économique, des dimensions sociales, politiques et culturelles. Surtout, moins qu'un corpus scientifique, le développement durable apparaît comme une méthode pragmatique pour mettre sur la table les principaux enjeux tout en mettant autour de la table les différents protagonistes, aussi éloignés soient-ils au départ. C'est ainsi que les débats sur le réchauffement climatique et l'effet de serre, mais aussi sur les rapports entre croissance et équité ou encore entre ouverture des frontières et identité des sociétés, sont entrés dans une arène mondiale très largement publique.