Walter Benjamin. À la recherche d'un Paris perdu

Partir des vestiges du Paris du xixe siècle pour reconstituer la « préhistoire de la modernité », tel était le projet tenté par Walter Benjamin, dans Le Livre des passages. Resté inachevé, cet ouvrage constitue la matrice intellectuelle des derniers écrits du philosophe allemand et inscrit sa pensée aux confluents de l’esthétique, de l’histoire, des études urbaines et de la sociologie de la culture.

Au milieu des années 1920, Walter Benjamin posa les premiers jalons d’un livre qui ne devait jamais voir le jour. Un temps intitulé Les Passages de Paris, une féerie dialectique, puis Paris, capitale du xixe siècle, ce projet inachevé est aujourd’hui connu sous le nom du Livre des passages (1). Un tel titre pourrait inciter un bibliothécaire inaverti à le ranger au rayon des opus surréalistes, quelque part entre Le Paysan de Paris de Louis Aragon et Nadja d’André Breton. Notre bibliothécaire ne se tromperait d’ailleurs qu’à moitié, car si les vestiges de ce travail inabouti inscrivent la pensée de W. Benjamin dans les champs de l’histoire, de la sociologie de la culture ou des études urbaines, c’est bien en fréquentant la poésie surréaliste et sa fascination pour les « mythologies de la modernité » que le philosophe allemand en a eu la vision.
En 1926, W. Benjamin revient de Paris avec la vague intention d’écrire un article sur les passages de Paris, ces galeries marchandes construites dans la première moitié du xixe siècle, déjà en déclin lorsqu’elles sont investies par les déambulations semi-éveillées des Aragon, Breton et Soupault. Le penseur berlinois a alors à son actif quelques essais remarqués sur la philosophie du langage et sur la littérature, la traduction en allemand des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire, ainsi qu’une thèse d’Etat sur l’Origine du drame baroque allemand, dont la singularité lui a déjà barré les portes de l’université allemande. Il se prépare à vivre tant mal que bien des articles, critiques littéraires et chroniques, qu’il publie dans la presse allemande. En cette même année 1926, il achève de composer Sens unique, recueil de brefs articles sur la vie berlinoise, une « philosophie en feuilleton » (selon le mot du philosophe allemand Ernst Bloch (2)) qui appréhende la grande ville comme la manifestation privilégiée de la modernité.
Le point de vue n’est pas nouveau. C’est même un lieu commun en ce Berlin des années 1920. Le sociologue Georg Simmel – dont W. Benjamin a suivi le séminaire, avec Siegfried Kracauer, autre chroniqueur mémorable des féeries de la métropole – en a énoncé les grandes lignes, insistant par exemple sur « l’intensification de la stimulation nerveuse » associée à la vie dans la grande ville (3). L’auteur de Sens unique a néanmoins déjà marqué sa différence en focalisant son regard sur les phénomènes les plus concrets, les éléments microscopiques, les détails de la vie urbaine. Des détails scrutés comme de véritables miniatures, dans lesquelles l’observateur peut déceler, pour peu qu’il sache bien les décoder, l’expression de la totalité.
Si les passages de Paris retiennent l’attention de W. Benjamin, c’est moins pour les voyantes, les musées de cire ou les hôtels de passe qui y ont trouvé refuge et qui ravissent les poètes surréalistes, que parce qu’il y décèle un accès crypté vers les rêveries du xixe siècle. Les passages condensent pour W. Benjamin toute l’ambiguïté de l’époque. Les galeries marchandes édifiées entre deux immeubles doivent leur existence aux innovations technologiques du moment, la construction métallique et la couverture de verre. Mais l’esprit technique des ingénieurs a donné naissance à un espace féerique, dont les gracieux jeux de lumière et les miroitements offrent un écrin chatoyant à la marchandise.

Les fantasmagories des passages

C’est toute la démarche de W. Benjamin que d’appréhender la topique marxienne (4) du « fétichisme de la marchandise » de la manière la plus concrète. Karl Marx observe que, dans le systè­me capitaliste, l’utilité des objets et les conditions de leur production passent au second plan : le marché ne retient que leur valeur d’échange. Il ne laisse voir que des relations entre des choses plutôt que des relations entre des hommes. W. Benjamin s’intéresse quant à lui à la façon dont les marchandises se présentent dans la métropole moderne, c’est-à-dire sous la forme d’une fantasmagorie, un trompe-l’œil qui grise les sens et jette le voile sur la nature du capitalisme. Antre des jeux de miroirs et des effets optiques, les passages en sont une manifestation privilégiée. Les expositions universelles en sont un autre, ces « lieux de pèlerinage » où l’Europe se déplace pour voir des marchandises. Affranchies et de leur valeur d’échange et de toute notion d’utilité, celles-ci y deviennent d’agréables divertissements à l’usage de ceux-là même qui les produisent, les « classes laborieuses » du Vieux Continent.
Mais si le Paris du xixe siècle de W. Benjamin est une cité livrée au sommeil, grisée par les « fantasmagories du marché », le penseur berlinois sonde ses rêveries afin d’en restituer tant l’obscurité que les éclats de lumière, attentif aux virtualités émancipatrices qu’elles recèlent. Dans les féeries marchandes de Paris percent les désirs, les attentes, les espoirs secrets de l’époque – des scintillements d’utopie. Charles Fourier s’inspire des passages pour imaginer la « machinerie humaine » de son phalanstère, la forme d’organisation sociale qu’il appelle de ses vœux. « Dans les passages, Fourier a vu le canon architectural du phalanstère. Caractéristique est la transformation révolutionnaire qu’il leur fait subir : alors qu’ils servaient primitivement à des fins commerciales, il en fait des maisons d’habitation. Le phalanstère devient une ville faite de passages », écrit W. Benjamin. Fascinantes rêveries de la modernité, où le nouveau, les innovations technologiques du moment, se mêle au plus ancien, à l’image antique du pays de cocagne, pour produire des « images de désir », les projections d’un avenir radieux.
Reconstituer le xixe siècle, dans ses fantasmagories comme dans sa réalité socioéconomique, à partir d’une déambulation virtuelle dans la Ville lumière, c’est là le pari fou de W. Benjamin. Chaque partie – chaque escale – associe un aspect de la vie parisienne à un personnage. Si C. Fourier fréquente les passages, les expositions universelles renvoient aux utopies graphiques de Grandville, illustrateur qui peint un cosmos aux allures d’étalage marchand. Les rues de Paris sont la demeure de C. Baudelaire, archétype du « flâneur », livré aux « fantasmagories de la foule ». Les barricades mènent, de manière antithétique, tout droit au baron Haussmann, promoteur de l’« embellissement stratégique » de la capitale, de ces grands boulevards aux glorieuses façades de pierre qui tranchent dans le vif le dédale des quartiers populaires, et créés pour éviter que se reproduisent les insurrections de 1830 et de 1848. Louis Blanqui, le révolutionnaire enfermé dans la forteresse du Taureau pendant la Commune de Paris, complète la « constellation des fantasmagories » du siècle avec L’Eternité par les astres, essai dans lequel il réfute l’idée de progrès : l’histoire est livrée à un éternel retour, à la perpétuelle répétition du même. « Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles virtualités techniques par un ordre social nouveau. C’est pourquoi le dernier mot est resté aux truchements égarants de l’ancien et du nouveau, qui sont au cœur de ces fantasmagories. Le monde dominé par ses fantasmagories, c’est (...) la modernité », conclut W. Benjamin dans l’exposé qu’il rédige en 1939, pour présenter Paris, capitale du xixe siècle.
Dans un premier texte rédigé en 1935 (1), et qui introduit aujourd’hui les quelque 900 pages de matériaux rassemblés dans Le Livre des passages, W. Benjamin fait part de son projet à Theodor Adorno, dirigeant de l’Institut de recherches sociales, alors en exil aux Etats-Unis. Les maigres subsides que lui envoie l’Institut aident le Berlinois à survivre à Paris, son refuge depuis l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler. L’exposé se heurte à la critique sévère de T. Adorno (6) qui y voit, implacable, une « présentation de simples faits (…) au carrefour du positivisme et de la magie (7) ». W. Benjamin n’a-t-il pas tout bonnement cédé aux mythologies surréalistes ?
Pourtant, si Le Livre des passages est bien fait de la matière des rêves, il n’en constitue cependant pas moins une entreprise de démystification. Chaque section des exposés est conçue comme une « image dialectique » qui organise le télescopage, le « choc », entre des éléments hétérogènes – les galeries marchandes et l’utopie du phalanstère, les façades en pierre de taille et l’urbanisme contre-insurrectionnel du baron Haussmann – restituant ainsi toute l’ambiguïté de l’époque. L’image dialectique met en scène des rêveries, mais elle n’en est pas moins tendue vers le réveil, « métaphore du dégrisement, de la démystification, de l’instant cathartique où le voile se déchire (8) ».
Le Paris du xixe siècle, tel que nous le peint W. Benjamin, est-il pour autant un monde à ce point envoûté par les fantasmagories que les individus qui l’habitent n’auraient, comme dans le Matrix des frères Wachowsky, d’autre existence que les songes façonnés par le marché ? Là encore, il convient d’insister sur l’ambivalence de l’expérience moderne, telle que la perçoit W. Benjamin. Cela est manifeste dans les remarquables études qu’il a consacrées à C. Baudelaire (9), tout autant que dans le fameux article sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (10) » (voir l’encadré p. 50), travaux dont Le Livre des passages constitue la matrice intellectuelle.
Pour W. Benjamin, la modernité est indissociable de l’expérience du choc, qu’il s’agisse du fracas urbain, des multiples sollicitations auxquelles elle expose le citadin, ou bien de la nouveauté, marchandises et informations jetées quotidiennement sur le marché, ou bien encore des machines de la grande industrie qui scandent les journées des ouvriers. Or, comme l’a bien vu G. Simmel, ces stimulations altèrent la « vie de l’esprit ». Pour W. Benjamin, elles mettent en péril la capacité des individus à s’inscrire dans la durée de « l’expérience vécue », là où se joue « la conjonction, au sein de la mémoire, entre des contenus du passé individuel, et des contenus du passé collectif ».
Les chocs de la vie moderne mettent à chaque instant les compteurs à zéro, leur temporalité est celle d’une suite d’instants sans lien les uns avec les autres. C’est l’expérience du travailleur de la grande industrie, exposé à la répétition des mêmes gestes, expérience dont on trouve « l’expression », selon W. Benjamin, dans les poèmes que C. Baudelaire consacre aux joueurs. « Ce qui est “saccade” dans le mouvement de la machine s’appelle “coup” dans le jeu de hasard. Si le geste du travailleur qui actionne la machine est sans lien avec le précédent, c’est justement parce qu’il n’en est rien de plus que la stricte répétition. Chaque mouvement étant aussi séparé de celui qui l’a précédé qu’un coup de hasard d’un autre coup, la corvée du salarié est, à sa manière, l’équivalent de celle du joueur (11). » Celui-là vit dans « un temps infernal », le temps de la répétition, où il n’a accès ni aux lointains du souvenir ni à l’avenir du projet.