C’est en 1928 que l’organisation des Frères musulmans, matrice de l’islamisme moderne, est fondée en Égypte. Mais cet événement se situe dans une continuité : énoncée pour la première fois par des intellectuels musulmans du sous-continent indien, comme Abou Ala al-Mawdoudi, la revendication appelant à l’application de la char’îa (Loi religieuse) et à l’établissement d’un État islamique traduisait dans un premier temps l’anxiété d’une population musulmane minoritaire face à la masse démographique hindoue.
Dans un monde arabe imprégné d’islam, les mêmes slogans changèrent de sens. Les appels en faveur de l’établissement de la charî’a n’y furent prononcés qu’après le traumatisme produit par la suppression du califat en 1924 par Kemal Atatürk. Point de repère politique et religieux, le califat ne résista pas au démantèlement de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. C’est au regard de ces bouleversements politiques qu’il faut comprendre l’appel à un « retour de l’islam » dans un milieu géographique et culturel resté profondément arabe et musulman en dépit des influences occidentales.
Cette nostalgie n’empêche pas l’adoption par les Frères musulmans des méthodes et des techniques de mobilisation partisane issues de l’univers politique moderne développé en Europe occidentale depuis la fin du XIXe siècle. Reconquérir l’autonomie culturelle et politique en Égypte contre la Grande-Bretagne est, pour le fondateur de la confrérie Hassan al-Banna, une étape préalable à l’accomplissement de l’unité arabe et au rétablissement du califat.
Gouverner selon la Loi de Dieu
L’engagement militaire des Frères musulmans en Palestine lors de la révolte arabe (1936) prépare les conditions d’un conflit avec les élites politiques dirigeantes égyptiennes, accusées de connivence avec la Grande-Bretagne. L’argumentaire religieux se développe alors contre ceux qui ne gouvernent pas « selon la Loi de Dieu ». Peu de temps après son apparition, l’islamisme devient ainsi porteur d’une contradiction difficilement surmontable. En effet, s’opposer au pouvoir politique au nom de la Loi religieuse, c’est prendre le risque de voir la violence autrefois tournée contre l’impérialisme britannique se transformer en jihâd interne contre les dirigeants d’un État musulman. En survalorisant la loi religieuse, les militants islamistes menacent l’unité de la communauté musulmane, conçue par plusieurs siècles de réflexion jurisprudentielle (fiqh) comme une valeur suprême.