Dans la pensée contemporaine, l’anthropologie occupe une place dont l’importance peut sembler paradoxale. C’est une science à la mode, comme l’attestent non seulement la vogue des films et récits de voyage, mais aussi la curiosité du public cultivé pour les ouvrages d’ethnologie : vers la fin du XIXe siècle, on s’adressait de préférence aux biologistes, pour leur demander une philosophie de l’homme et du monde ; on s’est tourné ensuite vers les sociologues, les historiens et les philosophes même. Mais, depuis quelques années, l’anthropologie accède au même rôle, et c’est d’elle, aussi, que l’on attend les grandes synthèses, en même temps que des raisons de vivre et d’espérer.
Le mouvement paraît avoir débuté aux États-Unis. Un pays jeune, confronté à la tâche de créer un humanisme à sa mesure, n’avait aucune raison de s’en tenir à l’exclusive vénération des civilisations grecque et romaine, sous prétexte que, dans la vieille Europe, au moment où – pendant la Renaissance – l’homme apparut à l’homme comme l’objet d’étude le plus convenable et le plus nécessaire, ces civilisations étaient les seules sur lesquelles on eut des informations suffisantes. Mais, au XIXe siècle, et plus encore au XXe, c’est l’intégralité, ou presque, des sociétés humaines qui deviennent accessibles. Dès lors, pourquoi se limiter ? Or, quand on prétend considérer l’homme dans sa totalité, il est impossible de négliger le double fait que, pendant les 99 % de sa durée, et sur la plus grande partie de la terre habitée, l’humanité n’a connu d’autres genres de vie, d’autres croyances, et d’autres institutions, que celles qu’il incombe aux anthropologues d’étudier.
La dernière guerre a encore accentué cette orientation. Une stratégie à l’échelle mondiale a brusquement donné une présence et une réalité aux régions les plus reculées de la planète, celles mêmes où les derniers peuples « sauvages » avaient trouvé refuge ; Grand Nord américain, Nouvelle-Guinée, l’intérieur de l’Asie du Sud-Est et des îles indonésiennes.
Le monde a rétréci
Depuis, des noms chargés de mystère et d’exotisme sont demeurés inscrits sur la carte, mais pour désigner les escales des long-courriers. Et, en même temps qu’avec les progrès de l’aviation, les distances raccourcissaient et notre globe terrestre se contractait, ceux de l’hygiène manifestaient leur plein effet : l’accroissement de la population devenait d’autant plus sensible qu’il était, en quelque sorte, démultiplié, sur le plan psychologique et moral, par l’intensification des échanges et des communications.
Sur une Terre plus petite, où s’agite une population de plus en plus dense, il n’est plus de fraction de l’humanité, aussi lointaine et arriérée qu’elle puisse encore paraître, qui ne soit, directement ou indirectement, en contact avec toutes les autres, et dont les émotions, les ambitions, les prétentions et les peurs ne concernent, dans leur sécurité, leur prospérité et leur existence même, celles auxquelles le progrès matériel avait semblé conférer une intangible souveraineté.
Dans un monde fini, la vogue de l’anthropologie – cet humanisme sans restrictions et sans limites – apparaît donc comme la conséquence assez naturelle d’un concours de circonstances objectives. Même si nous le voulions, nous ne serions plus libres de ne pas nous intéresser, disons, aux derniers chasseurs de têtes de la Nouvelle-Guinée, pour la raison bien simple que ceux-ci s’intéressent à nous, et que, comme un résultat imprévu de nos démarches et de notre conduite à leur égard, eux et nous faisons déjà partie du même monde et, bientôt, de la même civilisation.
Des cheminements insidieux amènent, par toutes sortes de détours connus et inconnus, les formes de pensée les plus éloignées les unes des autres, et les habitudes divergentes depuis des millénaires, à se compénétrer. En se répandant sur toute la Terre, les civilisations qui – à tort ou à raison – se jugeaient les plus hautes : la chrétienne, l’islamique et la bouddhiste, et, sur un autre plan, cette civilisation mécanique qui les rassemble, s’imprègnent de genres de vie, de modes de penser et d’agir, qui sont ceux-là même dont l’anthropologie fait son objet d’étude, et qui, sans que nous en ayons clairement conscience, les transforment par le dedans. Car les peuples dits « primitifs » ou « archaïques » ne tombent pas dans le néant. Ils se dissolvent plutôt, en s’incorporant, de façon plus ou moins rapide, à la civilisation qui les entoure. En même temps, celle-ci acquiert un caractère mondial.