À l'heure des antidépresseurs

Une personne sur dix souffre un jour ou l'autre de dépression. Et la majorité sera traitée par antidépresseurs. L'histoire de ces molécules et de la promotion qu'en font les firmes pharmaceutiques raconte comment une souffrance est transformée en maladie.

L'ère des antidépresseurs commence, selon le discours traditionnel, en 1956, lorsque le psychiatre suisse Roland Kuhn découvre les effets de l'imipramine tricyclique sur la dépression majeure et la mélancolie, à une époque où ces maladies étaient encore relativement rares 1. Le laboratoire pharmaceutique Geigy vérifia la validité de la découverte de R. Kuhn dans le premier laboratoire mondial de psychopharmacologie de l'époque : le département de psychiatrie de l'hôpital Sainte-Anne à Paris. Mais son directeur, Pierre Deniker, qui avait pour sa part découvert les effets psychotropes de la chlorpromazine, était réticent à l'idée de tester ce nouveau produit. Il craignait en effet que stimuler des patients dépressifs augmente le risque de suicides. Devant ce refus, Geigy proposa à Paul Kielholz, à Bâle, et Roger Coirault, à Paris, de tester l'imipramine. Ils confirmèrent les découvertes de R. Kuhn, ce qui signa donc le début de l'ère des antidépresseurs.

Quarante-cinq ans plus tard, nous nous trouvons face à une énigme. Les compagnies pharmaceutiques disposent d'une très grande variété de produits pour la dépression et chaque génération de substances est censée améliorer la précédente. Des antidépresseurs comme le Prozac se popularisent complètement. Mais si ces traitements marchaient, ils devraient permettre de soigner cette maladie, en l'occurrence assez rare à l'époque de leur découverte. Or, l'Organisation mondiale de la santé désigne la dépression comme deuxième source d'invalidité dans le monde. Et il n'y a jamais eu autant de dépressions qu'aujourd'hui.

L'histoire des antidépresseurs est faite de mystères, dont le premier est sans doute le peu d'intérêt que les compagnies pharmaceutiques accordèrent à ces nouvelles molécules. Au moment exact où R. Kuhn démontrait les effets antidépresseurs de l'imipramine, Nathan Kline découvrait qu'un autre médicament antituberculose, l'Iproniazid, diminuait lui aussi la dépression. N. Kline ne le considéra pourtant pas comme un antidépresseur, mais plutôt comme un stimulant psychique. La notion d'antidépresseur s'imposait en fait difficilement étant donné la rareté des cas de dépression. Le laboratoire Hoffman La Roche aurait d'ailleurs préféré créer un tranquillisant plutôt qu'un antidépresseur. C'est donc en dépit des réticences de cette compagnie, et non grâce à elle, que l'Iproniazid est devenu un antidépresseur.

Une découverte délaissée

Avant R. Kuhn et N. Kline, Max Lurie, un psychiatre de Cincinnati, avait déjà découvert en 1953 les propriétés antidépressives d'une molécule, l'isoniazid, et créé le terme « antidépresseur ». Mais, pour plusieurs raisons, sa découverte passa inaperçue et aucune des compagnies que M. Lurie contacta ne s'y intéressa. Il n'appartenait à aucune université ni hôpital de renom ; les psychanalystes dominaient la psychiatrie à Cincinnati et, au même moment, aux Etats-Unis, une nouvelle drogue française, la chlorpromazine, efficace à haute dose pour la psychose, et à faible dose pour l'anxiété et la dépression, tenait le haut du pavé. A Paris, Jean-François Buisson, Pierre Pichot et Jean Delay, qui connaissaient depuis 1952 les propriétés de l'isoniazid, n'explorèrent pas non plus davantage cette voie de recherche.

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La reserpine, une autre drogue psychotrope étudiée à Paris, avait, elle, encore démontré ses propriétés antipsychotiques et antidépressives. Mais Ciba, son fabricant, ne s'était pas intéressé à sa promotion. Il faut dire que cette molécule, aux effets stimulants, avait clairement provoqué des suicides en 1955-1956. Ce qui explique sans doute les inquiétudes de P. Deniker sur les risques d'augmentation de suicides sous antidépresseurs, et sa réticence à tester l'imipramine. Deux patients du groupe test de P. Kielholz s'étaient en effet suicidés.Traiter la dépression apparaissait comme une entreprise complexe.