Le 20 novembre 2001 est lancée à Paris, à l’occasion de la sortie en salle du documentaire de Bertrand Tavernier Histoires de vies brisées, une campagne nationale contre la double peine intitulée « Une peine point barre ». Celle-ci rassemble la plupart des associations antiracistes et de défense des immigrés (Cimade, Mrap, Gisti, Ligue des droits de l’homme, Mouvement de l’immigration et des banlieues…), leur plate-forme commune de revendication exigeant « que ne puissent être expulsés les étrangers ayant en France leurs attaches personnelles ou familiales » et que s’engage « un débat parlementaire (…) qui devrait déboucher sur la suppression de la peine d’interdiction du territoire français (1) ». Pendant près de deux ans, la campagne va assurer – via des projections du film de B. Tavernier suivies de débats, des interventions dans les médias, des concerts, un site web, le lancement d’une pétition, etc. – un travail de sensibilisation de l’opinion publique au problème de la double peine.
Le 26 novembre 2003 est publiée au Journal officiel la loi relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, qui réforme en plusieurs points importants le régime de la double peine. Dorénavant, sous réserve de certaines conditions de communauté de vie et d’exercice de l’autorité parentale, les étrangers aux attaches anciennes et solides avec la France (arrivés en France avant l’âge de 13 ans, résidant régulièrement sur le territoire français depuis plus de vingt ans, conjoints ou parents de Français résidant régulièrement en France depuis plus de dix ans), ne pourront plus faire l’objet d’un arrêté d’expulsion ou être frappés d’une peine d’interdiction du territoire. C’est, selon ses dires, après avoir découvert les drames causés par la double peine en visionnant Histoires de vies brisées que le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy décida cette réforme, et les associations parties prenantes d’« Une peine point barre » furent consultées à plusieurs reprises dans le cours de la préparation de son projet de loi.
Succès pédagogique ou poudre aux yeux ?
Ces deux dates se présentent à première vue comme les bornes temporelles d’un processus politique linéaire et vertueux, dont les étapes seraient la définition d’un ensemble de revendications, leur diffusion dans l’espace public, leur inscription sur l’agenda politique et, in fine, leur intégration dans la loi. Le processus lui-même confirmerait la capacité des mouvements revendicatifs à atteindre leurs objectifs dès lors qu’ils se dotent de moyens d’action adéquats ; dans le cas présent, le choix d’un registre émotionnel, illustré par le film de B. Tavernier et qui pose au premier plan les drames familiaux causés par l’éloignement d’étrangers certes délinquants mais dont toutes les attaches sont en France, se serait révélé des plus judicieux pour sensibiliser une opinion publique pourtant a priori rétive à la cause d’anciens délinquants de nationalité étrangère.
Il convient pourtant de révoquer cette représentation quelque peu irénique d’un mouvement social apte, par le seul pouvoir de conviction de ses arguments, à parvenir au succès après s’être rallié une opinion publique hostile et avoir réussi à persuader un ministre de l’Intérieur pourtant peu suspect de complaisance à l’égard des étrangers. La réception de la loi Sarkozy a en réalité donné lieu à de vives tensions entre les associations partenaires d’« Une peine point barre », tensions qui ont finalement conduit certaines d’entre elles à claquer la porte de la campagne. C’est précisément autour du bilan de la campagne, et de sa définition comme « succès » ou « échec », que s’est cristallisée la controverse. Pour plusieurs associations, les avancées de la loi sont trop partielles et ambiguës pour relever d’un registre autre que celui de la « poudre aux yeux » ; de plus, leur exigence d’une abolition complète de l’interdiction du territoire français n’a pas été satisfaite puisque cette peine a été maintenue, seul son domaine d’application étant restreint. Pour les autres, la campagne n’a certes pas atteint tous ses objectifs, mais la loi constitue un « premier pas » significatif sur la voie, qui reste à poursuivre, d’une abolition complète de la double peine. Surtout, « Une peine point barre » a réalisé un travail pédagogique décisif : désormais, nul n’ignore ce qu’est la double peine et la gravité des drames humains qu’elle provoque ; la conversion d’une opinion publique antérieurement hostile doit de ce point de vue être considérée comme une victoire majeure de la campagne.
L’exemple du mouvement contre la double peine montre combien est délicat tout exercice d’évaluation du succès ou de l’échec d’une mobilisation. La question de la capacité des mouvements sociaux à transformer les sociétés – ou, plus modestement, à atteindre leurs objectifs – ne saurait recevoir de réponse définitive. Pour autant, la sociologie des mobilisations n’est pas totalement désarmée lorsqu’il lui faut aborder ces problèmes.
C’est le sociologue américain William Gamson qui le premier a proposé des instruments de mesure des « résultats » des mouvements contestataires dans une étude statistique de l’issue de 53 mouvements différents (2). Ce sont tout d’abord les conditions du succès qui intéressent W. Gamson, lequel montre – sans grande surprise – que de hauts degrés de centralisation et de bureaucratisation d’une organisation de mouvement social, son aptitude à proposer des rétributions à ses militants, l’adoption de formes d’action perturbatrices voire violentes et la concentration de l’action sur un seul dossier exercent une influence positive sur ses « performances ». Si elle montre que les stratégies « émotionnelles » ne sont pas moins efficaces que celles davantage perturbatrices, la campagne « Une peine point barre », centrée sur la seule question de la double peine et minutieusement élaborée par un professionnel de la communication militante qui a assuré au niveau national la coordination des différentes actions, confirme assez largement les constats du sociologue américain.