A-t-on besoin de la vérité ?

Et si la vérité se révélait un concept superflu et faussement profond ? Elle fait partie de notre vocabulaire commun et pourtant il est bien difficile de la définir. Quand on s’y essaie, on aboutit souvent au truisme ou à l’impasse.

Le vrai est souvent défini par la correspondance entre nos représentations et la réalité. Par exemple, je me représente un ordinateur sur lequel j’écris un article, au moment même où j’écris cet article sur un ordinateur : la proposition « Il y a un ordinateur devant moi » est donc vraie au moment où j’écris cet article. Cela dit, le constat de la présence d’un ordinateur devant moi et la conscience d’écrire un article sur un ordinateur sont deux représentations, provenant tout à la fois d’un état mental, d’une vision et d’une sensation tactile. Du coup, il n’est pas garanti qu’il y ait une correspondance entre ces représentations et la réalité, si celle-ci est conçue comme quelque chose d’indépendant de toute représentation : seule est assurée une correspondance entre mes représentations. Ce qui suggère que la vérité n’est peut-être que l’accord de nous-mêmes avec nous-mêmes. Ou, comme le dit le philosophe Richard Rorty, ce serait un compliment que nous accolons à nos énoncés ou à nos théories pour exprimer le fait que nous les approuvons (parce qu’elles sont utiles, parce qu’elles nous paraissent justifiées, etc.).

Un concept à éliminer ?

Qui plus est, ce concept un peu vide de vérité aurait, selon ce même philosophe, le défaut de laisser entendre que l’on a accès à une sorte d’instance intemporelle et transcendante qui serait la réalité. Aussi aurait-il une fâcheuse tendance à alimenter notre « besoin religieux de s’incliner devant un pouvoir non humain (1) ». Moralité : ce serait un concept dont il faudrait se débarrasser. La suggestion a de quoi surprendre tant la vérité est un concept omniprésent dans notre vie quotidienne : chaque jour nous disons avec conviction « c’est vrai » ou « c’est faux » à propos de telle ou telle proposition. Supprimer l’idée de vérité risquerait également d’entraîner l’élimination du concept d’erreur et de celui de mensonge. Ne pouvant plus distinguer le vrai du faux, notre représentation du monde deviendrait chaotique. Entre la possible illusion métaphysique et le chaos, quelle place faut-il donc faire à l’idée de vérité ?
Définir la vérité comme une correspondance entre des propositions ou idées et des faits indépendants de notre esprit pose plusieurs problèmes. D’abord, comme on l’a vu, tout fait ne peut être conçu que par un esprit qui le conçoit (l’indépendance du fait et de l’esprit est donc toujours sujette à caution). Ensuite, la notion de « fait » n’est pas très claire. S’il est vrai que vous êtes en train de lire un article sur la « vérité » et pas en train de monter l’Everest, quel statut ontologique attribuer au fait correspondant à la proposition vraie « vous n’êtes pas en train de monter l’Everest » (encadré p. 57) ? Enfin, comme le faisait remarquer le logicien Gottlob Frege, il ne peut y avoir correspondance entre deux choses que si elles sont de même nature : « On doit pouvoir prouver l’authenticité d’un billet de banque en l’appliquant par recouvrement sur un billet authentique. Mais tenter d’obtenir le recouvrement d’une pièce d’or par un billet de vingt marks serait ridicule. Le recouvrement d’une chose par une représentation ne serait possible que si la chose était, elle aussi, une représentation. […] Or, c’est précisément ce que l’on ne veut pas quand on définit la vérité comme l’accord d’une représentation avec quelque chose de réel. Il est essentiel que l’objet réel et la représentation soient différents (2). » S’il n’y a plus accord parfait, puisque le réel et sa représentation ne sont pas de même nature, ne pourrait-on pas quand même parler de degrés de vérité ? Une représentation pourrait ainsi être approximativement vraie ou approcher de la vérité. Non, répondait G. Frege, la vérité « ne supporte pas le plus ou le moins ». Alors, comment définir la vérité ?
Plutôt que d’évoquer une correspondance, ne faudrait-il pas se contenter de parler de cohérence ? Une proposition serait vraie si elle est cohérente avec un ensemble de propositions considérées comme vraies. Cette approche a d’abord l’avantage de ne plus faire référence à une énigmatique réalité extérieure à notre pensée – qui existe vraisemblablement mais dont nous n’avons accès qu’à travers le filtre de notre perception. Son intérêt est ensuite de mettre implicitement l’accent sur un caractère fondamental de l’erreur : l’incohérence.

Si la vérité est difficilement conceptualisable en tant que correspondance entre nos représentations et la réalité, si elle ne fait pas que traduire la cohérence d’un ensemble de propositions ou croyances, et si elle ne peut simplement être le résultat d’une enquête rationnelle, alors qu’est-elle ? Peut-être quelque chose de très banal. C’est la conclusion à laquelle nous invite l’approche dite déflationniste, portée par exemple par Frank Ramsey qui, à l’encontre des précédentes approches, ne suppose pas que la vérité possède une nature que les philosophes auraient à expliciter. Si la recherche de l’essence de la vérité est si désespérément frustrante, c’est parce qu’il n’y aurait finalement rien à chercher. Ainsi, la vérité ne serait ni un véritable concept dont il faudrait trouver une définition ni une véritable propriété qu’il faudrait être capable d’expliciter. Pour comprendre le premier point, les déflationnistes font remarquer qu’avancer, par exemple, que la proposition « La neige est blanche » est vraie est équivalent à dire que « la neige est blanche ». Autrement dit, asserter la vérité d’une proposition n’apporte aucune information supplémentaire au fait d’asserter la proposition en question. C’est dans ce sens que la vérité serait un concept superflu ou que ça ne serait pas vraiment un concept. Quant au second point, les déflationnistes font remarquer que deux propositions vraies n’ont pas forcément en commun quelque chose qui serait « la vérité ». On peut le comprendre facilement à partir d’un autre exemple. Soient deux propositions considérées comme vraies : « Paris est la capitale de la France » et « Le sucre se dissout dans l’eau ». La première proposition trouve son explication dans l’histoire de France ; la seconde dans des mécanismes chimiques. Les deux explications de la véracité de ces deux propositions n’ayant rien en commun, elles ne peuvent avoir une propriété en commun qui serait la vérité, contrairement à ce que pourrait faire penser une analyse superficielle. La vérité aurait finalement l’apparence d’une propriété sans en être une.Faut-il se ranger dans le camp des déflationnistes et considérer que la vérité n’est pas une notion métaphysique très profonde ? Pas sûr. En réduisant la vérité à un truisme, voire – si l’on suit R. Rorty – à un mot vide aux connotations néfastes, l’approche déflationniste semble en rater une dimension importante. Avancer qu’une proposition est vraie ne veut pas forcément dire qu’elle correspond à la réalité – ce n’est bien sûr pas impossible, mais le sens de cette correspondance reste à établir –, cela ne veut pas dire non plus qu’elle n’entrera pas en conflit avec d’autres propositions, ni qu’elle ne sera pas susceptible d’être modifiée suite à d’autres investigations la concernant, mais cela peut vouloir dire que nous avons été aussi loin que possible dans cette direction. Par exemple, quand le physicien avance que ses théories sont vraies, il veut dire qu’il a fait son possible pour établir une correspondance entre des entités comme les électrons, les trous noirs, etc., et la réalité telle qu’elle est. Il sous-entend également qu’il s’est arrangé de son mieux pour que ses théories ne présentent pas de propositions contradictoires et qu’elles soient le plus solidement étayées. En somme, la vérité n’est peut-être pas un concept ou une propriété mais, comme le défend le philosophe Pascal Engel, c’est certainement une norme (3). Elle est ce qui régule notre démarche et notre attitude sur un plan cognitif. Elle est ce que visent nos croyances ou nos enquêtes. Elle est ce qui souligne que nos assertions sont ce qu’il y a de plus justifié et de moins susceptible d’être révisé. En ce sens, la vérité joue un rôle fondamental ; un rôle en tout cas qui, quand il est assumé, nous permet d’éviter l’illusion métaphysique ou le chaos conceptuel.