Le terme « postvérité » avait fait grand bruit en 2016, lorsqu’un éditeur de dictionnaires l’avait élu « mot de l’année ». L’expression aurait connu une résurgence dans l’usage au cours de cette année marquée par le Brexit et de l’élection de Donald Trump. De fait, elle était largement tombée dans l’oubli depuis son utilisation sporadique dans un article de 1992 du dramaturge Steve Tesich, et dans le titre d’un livre de 2004 : The Post-Truth Era de Ralph Keyes. La postvérité, expliquaient les dictionnaires Oxford, n’était pas une « chose » à proprement parler, mais une qualité, une ambiance particulière, qu’il fallait comprendre comme un adjectif désignant des « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour former l’opinion publique que l’appel à l’émotion et aux croyances personnelles ». Précision utile mais souvent négligée, le préfixe « post » ne devait pas se lire dans un sens strictement chronologique, comme s’il y avait un avant et un après la vérité, mais plutôt dans un sens privatif : la vérité en tant que telle aurait perdu de son importance et de son influence.
C’était là un usage du terme « postvérité » qui divergeait d’avec ses précédents. Chez le dramaturge S. Tesich, par exemple, il se référait au fait que le public, bombardé de scandales et de mensonges politiques tous plus outrageants les uns que les autres, aurait finalement décidé de se passer de la vérité, n’ayant plus à cœur d’encaisser la blessure que celle-ci infligeait à son estime de soi. La postvérité, à ce compte, serait un mécanisme de défense contre la honte, un moyen de ne plus se regarder dans un miroir trop peu flatteur.
L’écrivain R. Keyes, en 2004, semblait renverser cette perspective dans sa propre approche de la postvérité : celle-ci ne serait plus liée à la honte induite par la confrontation à la vérité, mais à la disparition de celle qu’on ressent ordinairement lorsqu’on la travestit. La postvérité serait alors un mécanisme de décomplexion face à l’immoralité de la duplicité. Lorsque le mensonge ne génère plus le moindre embarras, y compris quand il est découvert, et lorsque cela se produit à une large échelle, au point de devenir la norme, alors c’est que nous serions passés dans une nouvelle « ère », celle de la « postvérité ».
Ces descriptions relativement sommaires diagnostiquent en somme une époque où notre rapport à la vérité serait mis à mal, que celle-ci soit désormais considérée comme secondaire, qu’elle soit plus ou moins inconsciemment refoulée, ou n’évoque plus qu’indifférence.
En 2018, j’ai défini 1 la postvérité comme le triomphe du bullshit, une attitude de nonchalance vis-à-vis de la production d’assertions et de la réception d’informations, par laquelle les agents sociaux contribueraient à saper leur propre environnement épistémique, c’est-à-dire les conditions mêmes de la circulation du savoir. À ce titre, la postvérité est un concept théoriquement intéressant, reflétant un état d’instabilité collective dans nos conduites à l’égard des faits, de l’information et de la science, mais qui ne peut jamais aboutir en pratique : le faux aura toujours besoin du vrai, de même que la fausse monnaie n’a d’intérêt que s’il existe encore de la monnaie authentique.