Claude Lévi-Strauss est connu comme un penseur préoccupé du rapport de l’homme à la nature… L’anthropologie structurale est-elle une forme de rousseauisme ?
On ne peut pas répondre simplement parce que le terme de rousseauisme en est venu à désigner un amour un peu mièvre de la simplicité naturelle qui est aux antipodes de la pensée de C. Lévi-Strauss, comme de celle de Jean-Jacques Rousseau d’ailleurs. D’abord, C. Lévi-Strauss reconnaît à Rousseau le mérite d’avoir été le premier à définir le champ de l’ethnologie en s’intéressant à la question des rapports de continuité et de discontinuité entre nature et culture ; il insiste aussi sur cette faculté que Rousseau appelle la pitié, c’est-à-dire l’identification à l’autre, humain ou non humain, ce qui entraîne le refus d’établir des barrières ontologiques insurmontables entre l’homme et la nature… On peut même pousser la comparaison plus loin : de même que Rousseau, fervent botaniste, herborisait, C. Lévi-Strauss est un grand naturaliste amateur et sa curiosité pour la flore et la faune transparaît dans toute son œuvre, de La Pensée sauvage (1962) aux Mythologiques (1964-1985). La consternation de C. Lévi-Strauss vis-à-vis de la destruction de ce que l’on nommerait aujourd’hui les écosystèmes fait encore penser à Rousseau. Mais l’anthropologue ne partage pas tout à fait le point de vue pessimiste de Rousseau sur le progrès. On trouve en effet chez lui une admiration pour les grandes réalisations de la civilisation occidentale : la musique (Richard Wagner), la peinture (Nicolas Poussin), la littérature (Marcel Proust), ou même la science. Dans le même temps, on observe chez lui un désenchantement : le progrès dans la maîtrise de la nature et dans l’évolution des techniques n’améliore en rien l’espèce humaine… Le ton élégiaque de Tristes tropiques (1955) témoigne bien d’un tel désenchantement. Il y a donc chez lui une certaine ambivalence vis-à-vis de l’Occident.
Avec vos recherches, que remettriez-vous en cause dans la vision de la nature de C. Lévi-Strauss ?
Ce dernier a utilisé l’opposition entre la nature et la culture dans maints contextes. Tout d’abord, dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949), il se sert de cette opposition à la manière d’une sorte de fiction analogue au Contrat social, laquelle lui permet d’établir une scène originelle de l’émergence des sociétés : l’interdiction universelle de l’inceste marque le passage de la nature à la culture car elle oblige les hommes à échanger leurs sœurs, avec qui ils ne peuvent se marier, avec d’autres hommes qui leur cèdent en retour leurs propres sœurs. Cet échange crée du lien social et met fin à l’état de guerre permanent qui précédait l’avènement des sociétés. C. Lévi-Strauss, comme Rousseau ou Thomas Hobbes avant lui, a recours à un état de nature imaginaire afin de bâtir une théorie générale du fonctionnement des sociétés humaines. Un autre usage de cette opposition se trouve dans la méthode structurale : quand il isole des éléments de mythes pour ensuite les regrouper selon des systèmes d’oppositions binaires, il classe le plus souvent ces oppositions selon un contraste entre nature et culture : par exemple, le cru et le cuit. Or mon expérience de terrain en Amazonie m’a montré que, pour les Amérindiens, cette opposition entre nature et culture n’a pas grand sens, puisque la plupart des objets que nous qualifions de naturels possèdent pour eux des qualités sociales et humaines. Mais l’on peut penser que C. Lévi-Strauss désignait là des contrastes entre les propriétés sensibles et non des oppositions absolues. Un dernier usage de la notion de nature l’amène à mettre fin à cette opposition : en effet, il présuppose, comme Maurice Merleau-Ponty à la même époque, qu’il existe une continuité entre l’esprit humain et le monde. Une telle vision de la réalité est qualifiée de « moniste », en opposition aux théories « dualistes », qui pensent que l’esprit appartient à une réalité autre que la matière. En faisant une hypothèse moniste, C. Lévi-Strauss s’éloignait de la psychologie naïve dont faisaient preuve la grande majorité de ses contemporains.