Le chapitre V des Recherches en ethnométhodologie (Harold Garfinkel, 1967) est consacré au désormais fameux « cas Agnès ». Née homme, Agnès subit une opération à 19 ans pour remplacer ses organes génitaux mâles par un vagin. Agnès dit s’être toujours sentie femme. Elle ne souhaite donc pas changer de sexe mais « acquérir » celui qui a toujours été le sien, et réaliser ce « statut prescrit de femme normale, naturelle ». Cherchant à masquer son secret, Agnès va devoir accomplir son « être femme » sans pouvoir s’appuyer, comme celles qui sont nées femmes, sur les routines incorporées qui font que l’on est femme sans y penser. Elle rend donc visible et problématique ce qui d’ordinaire va de soi. Il lui faut par exemple reconstruire sa biographie, pour pouvoir produire « une histoire supposée continue de femme ». Chaque situation de la vie quotidienne appelle sa vigilance. À la plage, elle se dote d’un « costume de bain à volants » qui masque les transformations de son corps, tout en s’assurant de la présence de cabines d’habillage. Lors de ses rencontres avec les garçons, elle établit des règles pour les « petits baisers » : « Rien au premier rendez-vous, peut-être au second. » Elle s’arrange de toute façon pour être le plus souvent possible en groupe, et ne boit jamais. Elle apprend enfin « clandestinement » des autres, comme lorsque son petit ami s’énerve de la voir prendre un bain de soleil à la vue d’autres hommes, où qu’elle discute avec ses colocataires des hommes qu’elles ont rencontrés.
Dix ans après la publication des Recherches, les sociologues Candace West et Don H. Zimmerman théoriseront une approche ethnométhodologique du genre. Selon eux, l’accomplissement du genre ne saurait se réduire à des signes (une jupe, du rouge à lèvres). Comme le montre Agnès, c’est virtuellement n’importe quelle activité qui peut être interprétée en termes de genre. Ce dernier est omniprésent, et se réalise au cours de l’interaction. Une conceptualisation qui anticipe, à sa manière, l’approche « performative » du genre que développera la philosophe Judith Butler en 1990 dans Gender Trouble. Et qui soulève les mêmes questions, encore vives : que faire, dans ses approches « par le bas », du pouvoir, de la domination, bref de la dimension institutionnelle des rapports de genre ? Comment analyser dans ce cadre le jeu complexe des oppressions et des résistances ?