Albert Camus. L'absurde, la révolte, l'amour

Comment conduire sa vie dans un monde fondamentalement absurde ? Cette question traverse l’œuvre de Camus, écrite dans une époque polarisée par les idéologies. De romans en essais, il a tenté de fonder une pensée équilibrée et lucide, capable de « désintoxiquer les esprits et apaiser les fanatismes, même à contre-courant ».

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Si on en croit le plus célèbre des détracteurs d’Albert Camus, Jean-Paul Sartre, l’Algérois, remarquable écrivain, serait en revanche piètre penseur, incapable de saisir les subtilités des grands textes philosophiques. Après tout, Camus n’avait-il pas lui-même confirmé ce diagnostic en déclarant : « Je ne suis pas un philosophe 1 » ? La fréquence avec laquelle la formule est invoquée pour justifier l’exclusion de Camus hors du champ de la philosophie témoigne d’un malentendu que révèle la suite de la citation, généralement occultée : « Je ne crois pas assez à la raison pour croire à un système. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment il faut se conduire. Et plus précisément comment on peut se conduire quand on ne croit ni en Dieu ni en la raison. » Précision essentielle, puisqu’en rappelant implicitement l’importance du contexte d’énonciation, elle donne une tout autre portée à l’aveu de l’auteur.

Loin d’être une simple affaire de procès en légitimité intenté par l’auteur de L’Être et le Néant, normalien et agrégé, à l’écrivain détenteur d’un simple diplôme d’études supérieures de philosophie et n’ayant pu se présenter à l’agrégation en raison de son statut de tuberculeux, c’est la question des contours de la philosophie, de sa nature, qui ne cesse, aujourd’hui encore, de se poser. Et si le parcours académique de Camus contraste avec celui d’une bonne partie de l’intelligentsia de son temps, passée par le 45 rue d’Ulm, si ses essais, Le Mythe de Sisyphe et L’Homme révolté, ne satisfont pas, contrairement à L’Être et le Néant, aux critères formels et aux exigences de la recherche universitaire, le rendent-ils pour autant étranger à la philosophie ? Bien au contraire, quel geste plus philosophique que celui qui questionne les modes de pensée et d’expression de la philosophie elle-même, de la critique de l’abstraction du système hégélien par Søren Kierkegaard au regard inquiet que pose Emmanuel Levinas sur la soif de totalité caractérisant l’histoire de la philosophie occidentale ? Au sortir d’une guerre dont la dimension génocidaire a prouvé, avec la bureaucratisation de la mort de masse, que la raison ne pouvait à elle seule prévenir l’avènement du pire, l’œuvre de Camus témoigne d’une pensée soucieuse, tendue, qui tente, en faisant le deuil des certitudes en ruines, de reconstruire les fondations d’une action et d’une vie en commun.

Philosophe de l’absurde ?

La qualification de « philosophe de l’absurde », volontiers attribuée à Camus, est abusive à deux égards. D’une part, parce que l’absurde, expérience vertigineuse d’un divorce radical entre une humanité pétrie de questionnements et un monde qui y demeure à jamais sourd, ne produit ni sens ni principe d’action. D’autre part, parce que la pensée de Camus ne saurait se réduire à cette dimension : sur le plan de l’existence comme sur celui de la théorie, l’absurde est un seuil, une étape incontournable mais vouée à être dépassée. Non pas l’aboutissement d’une réflexion, mais un point de départ ancré dans l’expérience et qui prend la forme d’une épiphanie de l’effondrement intérieur : « Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le “pourquoi” s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement (2 2) 2. » L’étonnement, traditionnellement perçu comme l’étincelle féconde qui fait naître le questionnement philosophique 3, met ici le feu aux poudres : s’apercevoir brutalement que le sens de l’existence qu’on avait jusque-là postulé s’avère absent, c’est creuser un abîme qui menace de nous avaler. Là où Emmanuel Kant voyait dans la question « Qu’est-ce que l’homme ? » la synthèse de toutes les interrogations philosophiques, Camus fait du suicide, c’est-à-dire du fait de se demander si « la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue » la « question fondamentale de la philosophie 4 », puisque la pertinence de toutes les autres dépend de la réponse qu’on apporte à celle-ci. Nulle coïncidence dans le fait que ce questionnement surgisse sur les ruines encore chaudes d’une civilisation désenchantée et désabusée : si le ciel est vide et si le monde est muet, où irons-nous étancher notre soif de sens ? Puisque le « pourquoi ? » lancé à la face du monde n’y rencontre nul écho, la réponse à la question initialement posée par Camus semble toute trouvée, et bien sinistre.

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Comment expliquer, dès lors, que Sisyphe, ce héros mythologique condamné à accomplir jusqu’à la fin des temps une tâche dénuée de sens, non seulement ne se jette pas, suivant la relecture camusienne du mythe, du haut de la montagne pour en finir, mais qu’il puisse se surprendre, entre deux pas éreintés, à esquisser un sourire ? C’est qu’il se sait, dit Camus, « maître de ses jours 5 ». Puisque le sens de son existence n’est pas donné, puisque cette dernière, frappée de contingence, n’est dirigée par aucune destinée préétablie, il n’appartient qu’à lui de lui insuffler la direction qu’il désire. S’« il faut imaginer Sisyphe heureux 6», c’est que la tâche, bien que difficile, n’en est pas moins la condition d’une sortie de la torpeur irrespirable dans laquelle l’expérience absurde nous avait initialement plongés. Puisque ce monde est le seul, puisque cette existence est la dernière, puisqu’il n’y a rien à en attendre, et tout à en tirer, le renoncement à l’espoir, loin de sonner comme un glas, résonne comme une libération.