Depuis le début de la décennie, les expositions dites « immersives » se multiplient. Pour le meilleur et pour le pire, la technologie revisite les beaux-arts. Ainsi, pendant l’été 2023, le visiteur pouvait admirer en trois dimensions et en « mapping vidéo » Gustav Klimt et Friedensreich Hundertwasser à l’Atelier des lumières, Alphons Mucha au Grand Palais immersif, à Paris. Ou encore Hergé aux Carrières des lumières, aux Baux-de-Provence, Léonard de Vinci au château du Clos-Lucé (Val-de-Loire), la chapelle Sixtine grandeur nature au Palais consulaire, à Toulouse… Au Grand Palais éphémère, à Paris, le festival « Palais augmenté » permettait aux esthètes connectés de découvrir des œuvres contemporaines en réalité augmentée* (augmented reality, AR) ou en réalité virtuelle* (virtual reality, VR). Quels enjeux ? Face à l’essor du cinéma dans les années 1930, le philosophe allemand Walter Benjamin repensait déjà le rapport entre art et unicité dans un texte éclairant, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (encadré ci-dessous). « L’étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu’ils atteignent, les idées et les habitudes qu’ils introduisent, nous assurent des changements prochains et très profonds dans l’antique industrie du beau », écrivait de son côté Paul Valéry dans « La conquête de l’ubiquité 1 ». Nous y sommes. Qu’elles s’appliquent à des artefacts classiques ou fabriquent des expériences tout à fait nouvelles, les technologies immersives modifient à leur tour – et peut-être bouleversent – la relation entre le spectateur et l’œuvre. Pour saisir les implications sociales et esthétiques du phénomène, il faut d’abord explorer le terrain et décrire en quoi consiste, précisément, une exposition immersive.
En flux continu, en boucle
Rendez-vous au Grand Palais immersif, une entité formée par la Réunion des musées nationaux, la Banque des territoires et le groupe Vinci Immobilier. Dans les profondeurs du bâtiment, une annexe de l’Opéra Bastille, la pénombre se fait dense. Et sonore, car dès les premiers pas, une musique composée tout exprès enveloppe le spectateur, mixée, apprend-on, en son immersif. L’exposition porte sur Alphons Mucha (1860-1939) 2, maître de l’art nouveau, célèbre pour ses muses alanguies qui illustrent les réclames de la Belle Époque. On prend place en sous-sol sous une voûte haute comme celle d’une cathédrale, dans une salle de 400 mètres carrés face à trois écrans géants disposés en triptyque. Démesurément agrandies par rapport aux créations originales, les images défilent, géantes, s’échappent jusqu’au plafond, enveloppent le spectateur. Se succèdent des photos d’archives de l’enfance morave avec ses églises et ses champs, puis Paris où le peintre crée une affiche pour Sarah Bernhardt. Survient l’exposition universelle de 1900 avec le pavillon sur la Bosnie-Herzégovine, virtuellement reconstitué tel que décoré par Mucha ; enfin se déploie son grand œuvre, L’Épopée slave. Quelques éléments de contexte, succincts, accompagnent les images. Impossible de s’y arrêter car l’exposition fonctionne en flux continu, en boucle. Ce qui occupe l’espace, ce sont les figures féminines mouvantes et les motifs floraux qui s’enchevêtrent et se fondent les uns dans les autres.