On associe souvent utopie et idéal. Pourtant les projets utopiques sont loin de la perfection. Ils naissent du désir de construire « autre chose », avec une propension à être meilleur, à s’éloigner d’une société à laquelle on ne souhaite plus participer. L’utopie est une ouverture vers le possible, nous dit Paul Ricœur. Et c’est ce que me répondent les Auroviliens lorsque je leur demande leur souhait. « Auroville n’est pas une société idéale, c’est un processus, me confie Julien, immigré en terre tamoule depuis quinze ans maintenant. Mais en soi ce n’est pas un problème de ne pas atteindre un idéal. (…) Donc tu vas t’en approcher, tu ne vas probablement jamais le toucher. Mais le process de t’en approcher t’apprend des choses. (…) Même s’il ne mène pas à l’idéal, il te donne une conscience de la façon dont ça fonctionne, dont je fonctionne aussi et dont la société fonctionne. » À l’instar de ce que nous dit Steven Jezo-Vannier dans Contre-Culture(s). Des Anonymous à Prométhée (2013), lorsque des dissidents s’installent en microsociétés, « ce choix a pour avantage d’inscrire l’idéal de vie dans le réel et le présent, et pour objectif d’en démontrer la viabilité ».
Un espace expérimental de liberté
Auroville est une petite ville « utopique » fondée le 28 février 1968 en Inde du Sud. Elle a été portée par d’anciens hippies ou contestataires qui souhaitaient construire un nouveau monde. Mais son histoire plonge ses racines dans un mouvement beaucoup plus diffus que le simple héritage beatnik. La cité est le rêve de Sri Aurobindo et de Mirra Alfassa dite la Mère. C’est elle qui finalement conçoit le projet, obtient le soutien du Premier ministre indien Jawaharlal Nehru et inaugure la ville en 1968, dans une zone désertique à 10 km de Pondichéry, devant une foule de 5 000 personnes et plus d’une centaine de caméras internationales. Des couples d’enfants vont déposer solennellement une poignée des terres de tous pays dans une urne en forme de lotus comme symbole de paix et d’unité universelle. Auroville est-elle une société idéale comme on l’imagine ? Après de nombreuses années de terrain, j’ai pu percevoir des formes de hiérarchie, des injustices, des jeux de pouvoir et d’autorité. Mais à sa façon, Auroville a quand même gagné son pari. Elle propose un espace où les humains peuvent réfléchir à un système autre, un espace de liberté pour expérimenter des nouvelles manières de vivre en commun et dans son environnement. Pionnière en matière d’écologie et d’écoconstruction, elle est portée aujourd’hui par les récentes innovations technologiques et écologiques qui l’ont propulsée en tant que « laboratoire d’expériences » sur la scène nationale et internationale. Elle est reconnue à l’international par de nombreux prix décernés à ses ingénieurs et chercheurs. C’est peut-être cela le secret, un espace de liberté et de créativité pour repenser le monde et le vivant.