L’image a fait le tour du monde, a été publiée des milliers de fois. On y voit Albert Einstein, les cheveux en bataille, tirant la langue à un photographe comme le ferait un enfant de 5 ans. La photo a été prise le 14 mars 1951, le jour de son soixante-douzième anniversaire.
Cette photo est tout un symbole. Elle nous présente le grand physicien comme un anticonformiste qui se joue des règles et normes. À travers cette image, une représentation de la science est suggérée : les grands découvreurs sont des déviants. Le slogan publicitaire « Think différent » résume cette philosophie de l’innovation.
Quand on sait que lorsque Einstein a fait ses premières découvertes majeures (sur la relativité restreinte, la nature des quanta et l’équivalence matière-énergie), il n’était qu’un obscur ingénieur, employé au bureau des brevets de Berne, en Suisse, tout semble confirmer l’idée que les grandes révolutions scientifiques sont le produit d’esprits indépendants en marge des idées et des institutions de leur temps.
Pourtant, au moment même où Einstein fait la découverte de la relativité, un autre homme est parvenu à des conclusions similaires. Cet homme est Henri Poincaré, l’un des plus grands mathématiciens de l’époque, qui, en 1904, un an avant Einstein, a présenté une théorie de la relativité. Certains historiens considèrent d’ailleurs Poincaré comme le vrai inventeur de la relativité (1). D’autres tranchent plutôt pour un troisième homme, le mathématicien Hendrik A. Lorentz, dont les travaux ont servi à Einstein pour élaborer sa théorie.
Dix ans plus tard, quand Einstein formulera sa théorie de la relativité générale, une même question de priorité se posera de nouveau : il se trouve que David Hilbert, l’autre grande gloire des mathématiques, a proposé une théorie proche. L’histoire se répète : certains n’hésitent pas à dire qu’Hilbert a anticipé Einstein. Nul ne pense que ce dernier a plagié : en général on considère plutôt qu’il s’agit de découvertes simultanées.
Psychologie de la création
Les découvertes simultanées sont légion en science. Peu de grandes découvertes échappent à ce phénomène : Isaac Newton a découvert le calcul infinitésimal en même temps que Gottfried Leibniz (les deux hommes se sont disputé la priorité). Newton a aussi découvert sa loi de la gravitation en même temps que Robert Hooke. Trois savants – Antoine de Lavoisier, Joseph Priestley et Carl Scheele – ont découvert parallèlement l’oxygène. Quand Darwin publie De l’origine des espèces en 1859, il sait qu’un certain Alfred Wallace est parvenu aux mêmes conclusions que lui.
La multiplication des cas remet en tout cas en cause le modèle du chercheur solitaire et original, qui fait de grandes découvertes en rupture totale avec les idées de son époque. Elles laissent entrevoir au contraire qu’il y a des dynamiques globales qui poussent les idées au même moment, dans les mêmes directions.
D’un côté, des chercheurs isolés qui révolutionnent la pensée de leur époque, de l’autre, des dynamiques globales. Voilà deux représentations de la découverte qui s’opposent en tous points : l’une est individuelle, l’autre collective, l’une centrée sur les processus mentaux internes, l’autre sur les processus sociaux.
Comment peut-on articuler ces deux regards sur l’histoire des découvertes ? Que se passe-t-il dans la tête des génies créateurs ? La question a passionné les psychologues, savants, artistes et philosophes dès le début du XXe siècle (2).
Poincaré – celui-là même qui a découvert la relativité en même temps qu’Einstein – se posait lui-même la question du processus de l’invention mathématique. Dans un passage célèbre, il raconte comment lui est soudainement venue à l’esprit l’une de ses découvertes majeures en montant les marches d’un bus (3). De cette illumination subite survenue après une longue phase de maturation, Poincaré en a tiré une description de l’invention mathématique en quatre phases : la préparation, l’incubation, l’illumination et la vérification (4). On remarque que dans cette théorie de la découverte, la démonstration – réputée comme le propre des mathématiques – ne vient qu’à la fin, pour confirmer son intuition initiale. Au cœur de la découverte, il y aurait donc une « intuition », une réorganisation mentale, opérée presque inconsciemment.
Au même moment, en Allemagne, les théoriciens de la forme proposent aussi leur propre conception de l’« illumination » intellectuelle avec la notion d’« insight ». L’insight est une illumination soudaine, qui survient aussi après une phase de réflexion. L’insight est une illumination associée à l’idée de « forme » ou de « Gestalt », l’autre grand concept clé de la psychologie de la forme. Avoir un insight, c’est découvrir par exemple qu’un objet peut changer de fonction si l’on ne prend en compte que sa forme : un bâton, une arme ou un outil.