Nous sommes en 1907. Emile Durkheim (1858-1917), le père de la sociologie française, écrit à un ami qu'il est engagé depuis quelques années dans une réflexion de fond sur « le rôle capital joué par la religion dans la vie sociale ». Il évoque même une véritable « révélation » théorique, qu'il eut en 1895, et qui « marque une ligne de démarcation dans le développement de ma pensée »1. Un de ses collaborateurs le confirme : « Il explique tout en ce moment par la religion ; l'interdiction des mariages entre parents est affaire religieuse ; la peine est un phénomène d'origine religieuse... Tout est religieux 2. »
L'enjeu théorique est de taille. Jusque-là, E. Durkheim avait compris - comme Alexis de Tocqueville (1805-1859) ou Auguste Comte (1798-1857) avant lui - que la religion joue un rôle important dans l'ordre social en imposant des interdits (« tu ne tueras pas », « tu ne voleras pas », etc.) ou des devoirs (la charité, l'hospitalité, etc.), en bref une morale sociale. Désormais, ses recherches le mènent plus loin : à une réflexion de nature anthropologique sur l'origine religieuse des sociétés. Les discussions menées au sein de l'Ecole de sociologie exercent une influence décisive sur la nouvelle orientation théorique d'E. Durkheim. Notamment les échanges fructueux qu'il a avec Marcel Mauss (1873-1950), son neveu et l'un des principaux animateurs de la revue L'Année sociologique.
Comment peut-on croire à des choses pareilles ?
Comme E. Durkheim, M. Mauss est un ethnologue en chambre, qui n'a jamais quitté son bureau pour partir en explorateur sur le terrain ; mais comme lui, il se passionne pour l'étude des sociétés primitives et il a amassé une documentation sur les croyances et rituels des peuples d'Amérique, d'Asie et du Pacifique. Il vient de publier des articles de fond sur le sacrifice (1899), puis sur les pratiques magiques (Esquisse d'une théorie générale de la magie, 1904, coécrit par Henri Hubert). Dans ce dernier texte, M. Mauss s'interroge : «Comment des populations peuvent-elles croire qu'ouvrir les entrailles d'un poulet permet de lire l'avenir ? Ou qu'une danse rituelle peut faire venir la pluie ? Ou encore qu'en allant faire brûler une queue de lézard à la pleine lune, on pourra rendre sa fertilité à une femme stérile ? Comment croire à ces légendes, et surtout à leur"efficacité symbolique" » ?
M. Mauss remarque que la magie, partout où elle est pratiquée, consiste à manipuler une « force invisible », une sorte de fluide ou d'énergie vitale censée agir sur les choses. Ce principe sacré se retrouve dans toutes les cultures sous des noms différents. Chez les Indiens Hurons, on appelle cette force l'orenda ; chez les Algonquins, le manitou ; en Mélanésie, le mana. Les pratiques magiques reposent sur la croyance en l'existence de cette force cachée. Pour agir, il faut manipuler le mana par des rituels, des dons, des sacrifices. Lorsque le rite est couronné de succès - la pluie tombe, le malade est guéri -, cela confirme la validité de la méthode. Si ça ne marche pas, c'est que le rituel a été mal fait, que le chaman n'est pas bon ou qu'un sort a été jeté.
D'où vient cette force mystérieuse qu'est le mana ? N'est-elle qu'une illusion ? M. Mauss émet l'hypothèse que le mana n'est autre qu'une sorte d'énergie psychique qui émane du groupe lui-même. En pratiquant une danse collective et en chantant avant de partir au combat ou à la chasse, les guerriers invoquent une force supérieure. En fait, par leurs chants, leurs danses et leurs croyances, ils créent eux-mêmes cette force psychique. Le mana puise son efficacité thérapeutique du fait qu'il mobilise l'énergie psychique du groupe. C'est une sorte d'effet placebo à l'échelle d'une communauté, le produit d'un mirage collectif qui joue un rôle actif. « En définitive, écrit M. Mauss, c'est la société qui se paie elle-même de la fausse monnaie de son rêve. »
E. Durkheim a été fortement intéressé par cette théorie du mana. Dans les années suivantes, il va reprendre, systématiser et reformuler à sa manière les intuitions de M. Mauss et exposer sa propre théorie dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Pour lui, le trait commun entre toutes les religions n'est pas l'existence d'une Eglise (les religions primitives n'en ont pas) ou même d'un dieu (ni le bouddhisme, ni l'animisme n'en ont). Ce qui fonde la religion, pour E. Durkheim, c'est d'abord le sens du sacré. Avec M. Mauss, il pense que le sens du sacré n'est pas issu d'un ressort psychologique individuel, mais qu'il est d'abord issu d'un phénomène collectif. La religion vient du groupe et non des angoisses, questionnements ou émerveillements de la conscience individuelle.