Sciences Humaines : Depuis une vingtaine d'années, la recherche en psychologie du nourrisson connaît un véritable engouement. Comment l'expliquez-vous ?
Roger Lécuyer : Tout simplement parce que c'est le domaine dans lequel sont apparues le plus de nouveautés. De nombreuses évolutions concernent d'autres domaines, comme la théorie de l'esprit chez l'enfant (c'est-à-dire la manière dont l'enfant découvre et comprend progressivement que les individus - et lui-même - possèdent un état mental, fait de désirs, d'intentions et de croyances), mais le vrai grand secteur de nouveautés reste lié au bébé. On peut comprendre le caractère un peu sensationnel de ces découvertes parce qu'elles portent sur des capacités qui ne sont pas visibles directement : des techniques spécifiques sont nécessaires pour « interroger » les bébés. La grande révolution a été la technique de l'habituation, qui a complété l'observation du nourrisson. D'autres paradigmes sont apparus, comme ceux de l'événement impossible ou de l'attente déçue. On peut vérifier par exemple si le bébé connaît une règle en lui présentant un événement ne correspondant pas à cette règle (par exemple, un objet qui n'a pas de support tombe) ; il le regarde plus longuement s'il est surpris. Des techniques expérimentales ont donc été développées et ont permis d'approfondir nos connaissances sur les compétences du bébé.
Justement, sur quelles dimensions connaît-on mieux le bébé ?
La première chose, particulièrement importante, est une précocité beaucoup plus grande que Jean Piaget, notamment, ne le pensait. De manière plus spécifique, on a longtemps décrit un bébé en décalage entre une connaissance précoce du monde des objets, de ce qui l'entoure, et une connaissance beaucoup plus tardive de lui-même. Or on a récemment montré que des formes élémentaires de conscience de soi existaient dès la naissance. Le nouveau-né sait faire la différence entre ce qui est son corps et ce qui ne l'est pas, alors qu'on a longtemps pensé que cette acquisition était beaucoup plus tardive. Si on place un doigt sur le coin de sa bouche, le bébé a un réflexe d'orientation vers le doigt, ce qui n'est pas le cas si c'est son propre doigt qui touche le coin de sa bouche. Dès la naissance, il y a donc un développement du soi. La modalité sensorielle de la connaissance de soi n'est en fait pas la vision mais la proprioception, c'est-à-dire les sensations issues de ses propres muscles et articulations.