Écrans : les grands décerveleurs ?

On les accuse de nous avoir rendus dépressifs, anxieux, addict, crédules, les technologies numériques sont-elles vraiment responsables de tous les maux de la société ?

Écrans : les grands décerveleurs ? - Les Grands Dossiers des sciences humaines n°76

© Andrew Guan / Unsplash

C’est une surenchère médiatique que rien ne semble arrêter : de La Fabrique du crétin digital (Seuil, 2019) dénoncée par le neuroscientifique Michel Desmurget à l’Apocalypse cognitive (PUF, 2021) prophétisée par le sociologue Gérald Bronner, aucun mot ne semble assez dur pour fustiger l’ère numérique. On en oublierait presque que la panique n’a pas toujours été de rigueur. En 2012, le philosophe Michel Serres nous avait offert une des plus belles tranches d’optimisme numérique dans son essai Petite Poucette, où il décrivait avec la tendresse d’un grand-père l’émergence d’une nouvelle génération « condamnée à ne devenir qu’intelligente », qui tiendrait dans sa main « tous les lieux et toutes les informations du monde ».

Autopsie d’une panique sociale

Difficile de dater précisément l’émergence du discours de l’angoisse. S’agissant des jeux vidéo, les premières alertes remontent aux années 1980, avec le succès des bornes d’arcade. L’hebdomadaire américain Time titre alors « Video games are blitzing the world » (« Les jeux vidéo déferlent sur le monde ») tandis que les psychiatres rapportent avec gravité des cas « d’obsession » chez de jeunes gens, dont un aurait été jusqu’à repousser son voyage de noces pour jouer à Space Invader ! Ces inquiétudes, très semblables à celles qui ont accompagné l’essor des autres cultures populaires comme le rock’n’roll ou les bandes dessinées, se tarissent vite : « On s’est rendu compte que ces jeunes “geeks” avaient des trajectoires scolaires et professionnelles semblables, voire un peu meilleures que les autres », retrace le psychologue Yann Leroux, auteur d’un livre de vulgarisation sur l’impact des jeux vidéo 1. Deux faits divers réactiveront la panique : en 1999, la tuerie du lycée de Columbine (États-Unis) perpétrée par un adolescent fan du jeu de tir Doom ancrera durablement le préjugé, jamais démontré scientifiquement, que les jeux vidéo rendent violents ; tandis que le suicide en 2001 du jeune américain Shawn Wooley, adepte compulsif de jeux vidéo, initiera le débat autour de l’addiction.

Les inquiétudes relatives aux « écrans » sont quant à elles bien plus récentes. Le Haut Conseil à la santé publique situe leur essor dans les années 2010 2, au moment où se généralisent smartphones et tablettes. Une masse d’articles de presse questionnent alors leur impact sur la santé. « Nous les scientifiques avons vu surgir et faire florès le concept d’“écrans” et de “temps d’écran”, dénués de sens sur le plan cognitif tant les activités qu’ils regroupent sont variées, pour expliquer tous les maux de la société », se souvient Séverine Erhel, chercheuse en psychologie cognitive et coautrice d’un livre sur les peurs associées au numérique 3. Se succèdent alors une série de buzz médiatiques alarmistes, nourrissant l’idée d’un déclin cognitif civilisationnel.

Les enfants d’abord

Sans surprise, c’est d’abord vers les enfants que les préoccupations se portent. Dès 2011, le neuroscientifique Michel Desmurget est un des premiers à jeter un pavé dans la mare. Dans son livre TV lobotomie, il présente deux séries de dessins enfantins de bonshommes : la première, très élaborée, est présentée comme l’œuvre d’enfants regardant la télévision moins d’une heure par jour, tandis que la seconde, aux traits rudimentaires, aurait été produite par des enfants la regardant plus de trois heures. Aux yeux du grand public, l’image devient la preuve de la nocivité de la télévision… jusqu’à ce que l’Agence France Presse (AFP) révèle qu’elle est en réalité issue d’une unique étude, menée en 2006 par un médecin allemand, qui n’a sélectionné que les dessins les plus illustratifs. En 2017, c’est au tour de la médecin Anne-Lise Ducanda de monter au créneau : dans une vidéo devenue virale, elle alerte sur une explosion dans sa patientèle de jeunes enfants biberonnés aux écrans, présentant des troubles semblables à l’autisme. L’hypothèse de « l’autisme virtuel » est rapidement balayée par la Société française de pédiatrie qui l’estime « hâtive et non fondée » mais l’idée d’un possible « syndrome de surexposition » devient le cheval de bataille du collectif Cose, rassemblé autour d’Anne-Lise Ducanda, qui propose aux parents des thérapies de « sevrage total des écrans ».

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La réalité serait pourtant bien plus complexe, si on en croit la synthèse de littérature scientifique proposée en 2023 par le chercheur en sciences cognitives Franck Ramus 4 : certes, de nombreuses études trouvent une association entre temps passé devant les écrans et baisse des capacités cognitives et langagières des enfants, mais les effets restent en moyenne d’ampleur faible, tant en intensité et qu’en fréquence. En outre, ceux-ci sont variables selon l’âge, et surtout extrêmement dépendants de la qualité des usages qui, bien accompagnés par l’adulte, peuvent se révéler bénéfiques. Quant au risque de développer des troubles neurodéveloppementaux, les corrélations observées sont encore loin de permettre des explications causales : la surconsommation d’écrans des enfants neuroatypiques pourrait tout aussi bien s’expliquer par le besoin plus important de leurs parents de disposer de moments de répit ou par l’attrait, déjà connu de longue date, des enfants autistes pour les activités numériques.

Génération addict

Une autre série d’inquiétudes vise les jeunes, une catégorie particulièrement friande de technologies numériques. Selon le Baromètre numérique 2021, 91 % des 12-17 ans et 95 % des 18-24 ans possèdent un smartphone, et respectivement 70 % et 84 % déclarent une présence active sur les réseaux sociaux. Un engouement tel qu’on ne compte plus les témoignages de parents paniqués de voir leur progéniture rivée aux notifications de leur smartphone et absorbés des week-ends entiers à des parties en ligne de League of Legends. Les jeunes seraient-ils tous devenus accros ? Pour Séverine Erhel, il faut raison garder, compte tenu de l’absence de consensus scientifique : « Tous les critères ne sont pas réunis pour parler d’addiction au sens strict, car nous ne sommes pas face à une dépendance à un produit mais à un trouble comportemental. » De son côté, le psychologue Yann Leroux déplore un amalgame contre-productif sur le plan de la santé mentale : « De simples gamers se retrouvent à tort étiquetés comme drogués, tandis qu’on induit des retards de diagnostic chez des personnes souffrant de troubles psychologiques réels en s’obstinant à croire que leur problème est uniquement dû aux écrans. » Car il faut reconnaître que les activités numériques n’ont pas leur pareil pour capter notre attention et nous plonger dans le « flow », cet état psychologique de si grande relaxation que nous en oublions tous nos tourments.

Plus faciles à dégoter qu’un roman haletant et moins engageantes qu’un projet stimulant, les activités sur écrans peuvent vite devenir un expédient pour apaiser angoisses ou symptômes dépressifs : « On estime entre 2 et 4 % la proportion d’individus à risque, en raison de leurs vulnérabilités individuelles, de développer des usages numériques compulsifs, caractérisés par une difficulté à maîtriser sa consommation, une diminution de l’estime de soi et un envahissement des sphères scolaires ou professionnelles », explique Séverine Erhel. Les technologies numériques pourraient-elles de surcroît aggraver le mal-être adolescent, voire expliquer la dégradation de la santé mentale des jeunes constatée depuis plusieurs années à l’échelle internationale, comme le soutient le psychologue américain Jonathan Haidt, dans son récent best-seller Anxious Generation (non traduit, 2024) ? Non, si on en croit l’importante méta-analyse réalisée en 2019 par la chercheuse britannique Amy Orben sur 350 000 adolescents qui concluait que leurs usages numériques pouvaient tout au plus expliquer 0,4 % de la diminution de leur bien-être 5. De quoi totalement se rassurer ? Pas vraiment non plus, met en garde Séverine Erhel qui rappelle l’existence de périodes développementales sensibles : « Les associations les plus négatives entre usages numériques et satisfaction de vie s’observent au début de la puberté et au moment du départ du domicile parental, soit deux âges charnières où on est plus souvent mal dans sa peau et en quête de validation sociale. »

Tous complotistes ?

La vulgate psychologique décrit sans cesse de nouveaux maux, censément imputables au numérique telles que le doomscrolling, ou tendance à faire défiler à l’infini les contenus en ligne ; ou le FOMO (fear of missing out) qui nous pousserait à rester connecté en permanence pour ne rien rater… sans toutefois susciter d’inquiétudes chez les scientifiques : « Ces concepts nous permettent de mieux décrire nos vulnérabilités cognitives, préexistantes à l’ère numérique, qu’exploitent hélas particulièrement bien certaines plateformes au design prédateur », commente Séverine Erhel.

Reste une dernière catégorie majeure d’inquiétudes, selon laquelle Internet nous aurait rendus particulièrement crédules, manipulables et complotistes. Propulsée sur le devant de la scène après l’élection américaine de 2016, qui avait vu Donald Trump accéder au pouvoir au terme d’une campagne émaillée d’un nombre record de fausses informations, et plus encore après la crise du covid, durant laquelle avaient circulé nombre de théories échevelées sur la dangerosité des vaccins, cette préoccupation n’a pourtant rien d’une évidence pour les chercheurs spécialistes de la mésinformation, comme Sacha Altay : « On a tendance à idéaliser le passé et à croire que les gens d’autrefois étaient plus attachés aux faits et ne lisaient que des journaux de qualité. En réalité, les données suggèrent une grande stabilité temporelle de l’adhésion aux infox et aux théories du complot. » Le chercheur déplore à ce titre la persistance de croyances erronées sur les dangers d’Internet : « De nombreuses études ont montré que les fausses informations modifient très peu les opinions et ne font surtout que conforter les convaincus. De même, le rôle des “bulles de filtre” a été exagéré, occultant notre tendance sociologique ancestrale à nous regrouper par centres d’intérêt. »

En définitive, notre obsession pour le pire aurait entravé une compréhension efficace du problème : « La non-information reste bien plus massive et délétère que la désinformation. Or, si Internet a certes facilité la diffusion des fausses informations, il a décuplé celle des vraies informations, accroissant du même coup nos capacités collectives d’esprit critique. » Un point de vue que partage Yann Leroux, qui regrette les réticences à reconnaître les bienfaits des technologies numériques : « Il est maintenant bien établi que les jeux vidéo peuvent contribuer à améliorer nos capacités d’attention visuelle, notre mémoire de travail, ou à servir de support à des psychothérapies, mais ces apports restent tabous. » Le temps serait-il venu de regarder enfin le verre à moitié plein ? 

Rapport

Des recommandations de bon sens

« À la recherche du temps perdu », c’est le titre du rapport de la commission d’experts pluridisciplinaire missionnée en janvier 2024 par Emmanuel Macron. Son objectif ? Identifier les principaux consensus scientifiques quant à l’impact des technologies numériques sur les enfants et formuler des recommandations de bonne pratique. Déficit de sommeil, sédentarité et myopie apparaissent ainsi comme les conséquences néfastes les mieux attestées selon les experts, qui mettent également en garde, chez les enfants de moins de 4 ans, contre les risques de technoférence – lorsque les outils numériques affectent la qualité ou la quantité des interactions parents-enfants – et, chez les enfants plus âgés et adolescents, sur les risques d’usages compulsifs et d’exposition aux contenus violents ou pornographiques. Si leurs recommandations défendent la nécessité d’accompagner l’autonomie numérique des enfants par un parcours échelonné – pas d’écran avant 3 ans, pas de téléphone avant 11 ans, pas de réseaux sociaux avant 15 ans –, elles insistent également sur la nécessité de considérer le problème à l’échelle collective, notamment en imposant aux plateformes des fonctionnements plus éthiques, plus transparents, favorisant le pouvoir d’agir des jeunes et leur droit à choisir – et non plus seulement subir – les paramétrages algorithmiques.