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Interrogé au sortir d’un match remporté par les Bleus le 14 décembre dernier, le président Macron aurait déclaré que cette coupe du monde de football était décidément « très bien organisée » par le Qatar. Face à une journaliste un peu interloquée qui lui objectait l’interdiction des symboles LGBTQIA+, il concluait : « Ce soir, franchement, soyons heureux ! » Une invitation apparemment bien suivie en France.

Sagesse profonde ou « happycratie » gouvernementale ? Côté sagesse, Emmanuel Macron n’est pas le seul à suggérer que le bonheur, comme l’écrivait Jules Renard dans son Journal au début du 20e siècle, n’est jamais que « le silence (provisoire) du malheur ». C’est à peu de chose près ce qu’enseigne le philosophe André Comte-Sponville depuis des années et, bien avant lui, certains stoïciens qui conseillaient de ne se point faire de souci à propos de ce qui ne dépend pas de nous. En l’occurrence, le sort des homosexuels et lesbiennes qataris. Mais cette félicité insensible aux malheurs des autres n’est pas du goût de tous et il n’y aurait là qu’un séculaire débat de philosophie à la mode antique si le bonheur n’avait acquis, depuis deux ou trois décennies, une désidérabilité jugée délétère par certains. En 2018, Eva Illouz, sociologue, et Edgar Cabanas, psychologue, partaient en guerre contre l’« industrie du bonheur » dans un livre qui fit date. Ils y dénonçaient le règne de l’« happycratie », autrement dit la tyrannie du bonheur. Au cœur de leur cible, la prolifération d’une littérature de psychologie dite « positive » et surtout, sa reprise au titre de principe managérial dans les entreprises, si ce n’est de gouvernement des peuples. Cette science du bonheur n’aurait, expliquent-ils, d’autre fin que d’énoncer une injonction à être heureux tout de suite, à culpabiliser ceux qui n’y parviennent pas et, au bout du compte, à obtenir plus de rentabilité au travail, puisqu’un salarié content est plus productif qu’un salarié grincheux. Quant aux gouvernements, ils trouveraient leur compte à discuter d’indicateurs de bonheur plutôt que de résultats objectifs, fermes et comptables de leurs politiques d’amélioration de la vie de leurs citoyens. Car, paradoxalement, même si les pandémies et les guerres succèdent aux menaces environnementales, les individus semblent s’évaluer nettement en meilleur état que le monde qui les entoure. Record en la matière : en 2019, un sondage Ipsos annonçait fièrement que 80 % des Français se déclaraient « heureux ». Le paradoxe est que ces mêmes Français sont ceux qui, depuis des années, consomment de plus en plus d’ouvrages leur indiquant la voie vers plus de félicité… Serait-ce la preuve que le bonheur n’est jamais là, mais toujours à venir, ouvrant la porte à une insatisfaction sans limite ni fin, que certains nomment « happycondrie » ? L’absurde n’a qu’un remède, c’est d’en accepter l’existence, et un philosophe comme Albert Camus l’avait bien compris, qui écrivait qu’« il n’y a pas de honte à être heureux ». Mais ce n’est pas une obligation.