Ce que le covid-19 fait à notre intimité Entretien avec Anne Muxel

Dans son nouveau livre, L’Autre à distance, la sociologue Anne Muxel explore les effets de la pandémie de covid-19 et des mesures de distanciation sur nos relations familiales, amicales, amoureuses ou encore professionnelles… Un chamboulement majeur.

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Vous avez mené cette enquête dans des conditions particulières, en plein confinement. Comment avez-vous procédé ?

Dans ma pratique de chercheure en sciences sociales, j’ai l’habitude de réaliser des enquêtes qui supposent des entretiens. Mais en situation de confinement, je n’avais pas la possibilité d’en réaliser, ne pouvant aller à la rencontre des autres… J’ai donc eu l’idée de mener une « enquête en chambre », puisque j’étais moi-même confinée, dans mon bureau. J’ai contacté par courriel des cercles de personnes qui m’étaient plus ou moins lointains, au travers de ce qui pourrait s’apparenter à la technique d’un échantillon boule de neige : au fur et à mesure le réseau s’agrandit car on contacte des personnes qui elles-mêmes connaissent d’autres personnes. Je leur ai alors demandé comment elles traversaient cette période, ce que cela changeait dans leur expérience intime, personnelle, et dans leur relation aux autres. J’ai reçu une soixantaine de témoignages qui ont servi de matériau à ce livre. À cela s’est aussi ajouté tout ce que j’ai pu glaner d’écrits de journalistes, d’intellectuels… J’ai aussi convoqué la littérature, des expériences historiques passées d’épidémies, en y mêlant ma réflexion personnelle. Ce livre est fabriqué à partir d’éléments assez éclectiques ; j’aime à dire que c’est une exploration chorale.

Les mesures de distanciation sociale ont-elles modifié notre rapport à l’altérité ?

Cela a eu un fort impact. Je pense notamment au slogan « Si vous aimez vos proches, ne vous approchez pas trop ! » qui était diffusé par les autorités sanitaires pour nous faire prendre conscience que chacun, même une personne que l’on aime, était vulnérable mais pouvait aussi représenter un danger pour nous. Avec cette invitation à nous éloigner de nos proches pour les protéger, il s’est opéré une dissociation entre l’amour et la proximité physique. Cette injonction paradoxale a pu saisir beaucoup de personnes tant cela est contre-nature, puisque quand on s’aime et qu’on est proches, les corps aussi sont là pour exprimer ces sentiments et cette proximité. En être privé tout d’un coup et apprendre à « aimer à distance », parce que l’on est devenu une menace les uns pour les autres, a donc fortement troublé l’intimité de chacun. On a dû s’adapter à ces nouvelles frontières qui conditionnent à la fois ce qui relève de son espace à soi, de son intériorité profonde, mais aussi ce qui délimite l’espace collectif et la relation aux autres.