Ces aliments bannis ou mal aimés

Viande de porc pour les musulmans, ou de chien pour les Occidentaux, graisses récemment stigmatisées... Que ce soit pour des raisons religieuses, culturelles ou sanitaires, l'alimentation évolue au rythme de ses interdits.

Le terme aliment apparaît assez tôt, vers 1120, mais il ne prend son sens actuel qu'à partir du xvie siècle. A cette période, il se substitue au terme de viande, qui jusqu'alors signifiait « ce qui sert à maintenir la vie ». C'est dans cette acception que le premier livre de cuisine, qui date du xive siècle, s'intitule Le Viandier. Au xvie siècle, le terme de viande ne recouvre plus que la chair des animaux comestibles. Mais pour qu'un aliment soit reconnu comme tel, il ne doit pas seulement posséder des qualités nutritionnelles (pour « nourrir son homme »), encore faut-il qu'il soit connu et/ou accepté comme tel par le mangeur et le groupe social auquel il appartient. En fait, ce sont quatre qualités qu'il doit posséder : nutritionnelle, hygiénique, organoleptique 1 et symbolique.

Premièrement, l'aliment doit être capable d'apporter à l'organisme du mangeur des nutriments énergétiques (glucides, lipides), des éléments minéraux (oligoéléments), des vitamines, de l'eau. Selon ce premier critère, un très grand nombre de produits pourraient être des aliments, comme les sauterelles, les serpents, les renards, les chats, les feuilles. Si certains d'entre eux sont bel et bien présents dans certaines cultures, chez nous ils n'inspirent que le dégoût. Donc, les qualités nutritionnelles sont nécessaires mais non-suffisantes pour faire d'un produit un aliment. Deuxièmement, un aliment doit être exempt de toxicité. Il suffit d'une date de péremption dépassée pour rendre imbuvable un produit laitier. Troisièmement, il doit provoquer des sensations agréables, qu'elles soient visuelles, olfactives, gustatives, tactiles, thermiques et même auditives. Mais pour être ingéré, en plus de ces trois caractéristiques, un aliment doit être porteur de sens.

Selon Jean Trémolières, « l'homme est probablement consommateur de symboles autant que de nutriments » 2. En d'autres termes, on ne mange pas uniquement pour se nourrir. Les aliments que nous avalons sont chargés de symboles, de croyances et porteurs d'imaginaire. Dans le passage du statut de végétal ou de l'animal à celui d'aliment, des processus de construction sociale sont à l'oeuvre, qui définissent ce qui est bon et mauvais. A travers deux exemples, ceux de la viande et des matières grasses, nous tenterons de montrer les modalités de cette construction.

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Pour manger un animal, il faut tout d'abord le reconnaître comme comestible, c'est-à-dire dans une position particulière à l'intérieur d'un système classificatoire des espèces animales et de rapports qu'elles entretiennent avec les hommes. La symbolique de l'animal, les logiques de proximité avec les hommes participent à son inclusion ou à son exclusion de la catégorie du mangeable. Pour l'ethnologue Edmund Leach 3, les rapports qui s'établissent entre les animaux et les hommes déterminent leur capacité à devenir des aliments. Il range les animaux en quatre catégories selon la distance qui les sépare de l'homme. Du plus éloigné au plus proche, l'ethnologue distingue les catégories du sauvage, du gibier, du domestique (c'est-à-dire les animaux d'élevage) et du familier (les animaux de compagnie). Pour être consommable, un animal doit être ni trop proche ni trop éloigné. L'appartenance aux deux catégories centrales introduit l'animal dans l'ordre du mangeable, alors que les animaux classés dans la première et la dernière catégorie sont frappés d'interdit.

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Cependant, les frontières entre ces différentes catégories varient selon les cultures. La cynophagie, c'est-à-dire la consommation de viande de chien, est sur ce point exemplaire. Pourquoi mange-t-on du chien dans certaines cultures et pas dans d'autres ? « Le chien est le meilleur ami de l'homme », « son plus fidèle compagnon ». C'est donc par cette proximité que s'expliquerait l'interdit alimentaire qui frappe cet aliment dans les sociétés occidentales 4. Ingérer de la viande de chien, cela « soulève le coeur » de la plupart des Occidentaux (à la différence des Asiatiques), parce qu'ils assimilent cette pratique à du cannibalisme. En Occident, manger du chien est vu comme acte de barbarie, presque de cannibalisme, parce que nous avons tendance à anthropomorphiser nos animaux de compagnie, à les considérer comme des membres de la famille, et c'est dans cette proximité que s'enracine l'interdit alimentaire.