Le 28 janvier 1986, la navette spatiale Challenger explose aussitôt après son décollage. Cet accident a coûté la vie à sept astronautes dont une institutrice qui devait faire un cours retransmis depuis l'espace. Les ambitions du programme navette furent ensuite considérablement réduites. Et la catastrophe a fortement marqué les Etats-Unis.
Le même jour, peu de temps auparavant, un des manageurs de projet du sous-traitant de la Nasa (l'entreprise Morton Thiokol), fournisseur du composant dont la défaillance causera la catastrophe, annonçait l'explosion. On avait en effet bien vu quelle était la pièce qui, dans les conditions glaciales prévues pour le lancement, pouvait provoquer un accident. On s'était alors attaché pendant plusieurs heures à évaluer le risque encouru. Des manageurs et des ingénieurs tentèrent même de reporter le décollage. Mais les responsables de l'évaluation restèrent convaincus que le risque était acceptable et furent inconscients de l'imprudence qu'ils allaient commettre.
Le processus qui a conduit à la décision de ne pas reporter ce vingt-cinquième lancement d'une navette permet d'élaborer un cas de décision qui représente un danger pour de grandes organisations performantes de notre époque. Celui de la décision détraquée. La décision peut être irrationnelle, et même catastrophique, en dépit du fait qu'elle est l'aboutissement d'un processus rationnel de décision.
Cette décision est particulièrement intéressante à étudier du fait de la quantité et de la qualité des informations disponibles. Elles rendent possible une analyse très détaillée du processus de décision. Outre deux commissions d'enquête et une multitude d'articles, on dispose en effet de trois livres de référence dont on a tenté de valider ou de réfuter les principales assertions concernant la gestion de ce risque et la prise de décision pour ce lancement en les croisant, et en revenant si nécessaire aux sources : l'un sur l'histoire de la Nasa 1 et de ses transformations, le deuxième sur la Nasa à l'époque de la navette, et l'histoire de la gestion du risque pris sur cet élément (un joint d'étanchéité des fusées boosters qui lancent la navette et son réservoir de carburant dans l'espace) 2, le troisième sur l'ethnographie rétrospective de la prise de décision et de ses antécédents 3.
Cette décision est par ailleurs caractéristique, du fait de la Nasa. L'agence spatiale américaine est une grande organisation publique, moderne, très performante, utilisant des techniques scientifiques de pointe. Comme d'autres organisations de ce type, elle est à ce moment-là confrontée à une concurrence intense, à une réduction des coûts et des effectifs, au désengagement de l'Etat, et au recours croissant à la sous-traitance et au codéveloppement de nouveaux procédés. C'est une organisation qui compte encore à ce moment-là sur la rentabilisation du programme navette. Les gens y sont surchargés.
La Nasa est également caractéristique de certaines grandes organisations de notre époque, du fait de son organisation matricielle multisite par programmes et métiers, favorisant la transversalité et la flexibilité, et du fait qu'elle recule périodiquement les limites du possible.
La réussite de ce type d'organisations dépend de l'utilisation ajustée et intelligente de savoirs et de compétences collectives multiples. Cette utilisation peut être trop sensible à des ambitions irréalistes au détriment de la qualité et de la sûreté.
Forte de ses succès précédents et notamment de la réussite des vingt-quatre missions remplies par les vols précédents des navettes, la Nasa, pour répondre aux objectifs économiques que ses institutions de tutelle lui avaient fixés, avait programmé une augmentation du rythme des vols annuels de la navette d'environ 1/3. C'était un « challenge » que la Nasa avec sa culture pionnière se faisait fort de relever.