Le panorama politique de l’Amérique latine, dans les années 1970, est des plus sombres. Tous les pays d’Amérique du Sud, à l’exception de la Colombie et du Venezuela, sont gouvernés par des dictatures militaires. L’Amérique centrale est ravagée par des guerres civiles nourries par le contexte de la guerre froide. Gouverné par des civils, le Mexique semble faire exception, mais la stabilité repose sur un régime de parti unique qui contrôle les élections et ne laisse qu’une portion congrue à l’opposition.
Des juntes aux démocraties pérennes
Pourtant cette situation change rapidement : en une dizaine d’années, tous les régimes militaires d’Amérique du Sud disparaissent. Partout des élections libres et transparentes sont organisées. Même les militaires argentins et chiliens, qui ont pratiqué la violence d’Etat et la répression de la manière la plus forte et la plus systématique, se retirent dans leurs casernes, respectivement en 1983 pour la junte argentine et en 1989 pour le régime de Pinochet. Cette vague de démocratisation concerne également l’Amérique centrale où, entre 1990 et 1996, des accords négociés permettent en même temps la paix, la démocratie et la participation aux élections des anciens acteurs armés. Au Mexique, le parti unique cède à son tour son monopole sur le pouvoir, d’abord à l’occasion d’élections locales, puis d’élections législatives, et enfin au niveau central lors de l’alternance présidentielle de 2000.
La mutation institutionnelle de l’Amérique latine est d’autant plus remarquable qu’elle est rapide, et qu’elle se produit dans une conjoncture dans laquelle les militaires au pouvoir étaient dans une situation de force – seuls les militaires argentins battus lors de la guerre des Malouines en 1983 par le Royaume-Uni sont véritablement affaiblis. Partout ailleurs, des négociations entre les militaires et les dirigeants de l’opposition commencent plutôt sur une volonté de libéralisation limitée des premiers, et partout ces négociations aboutissent progressivement à une démocratisation effective. La manière dont se réalise la démocratisation conduit néanmoins à une limite importante de ce changement : les militaires demeurant au pouvoir pendant les négociations, ils sont en mesure d’imposer leurs conditions sur un certain nombre de points. Ils excluent ainsi les acteurs les plus radicaux de l’opposition des négociations. Mais, surtout, ils cherchent à garantir leur survie, en imposant le fait qu’il ne sera pas possible de poursuivre et de condamner des militaires pour des actions commises pendant les périodes dictatoriales. Hormis, une fois encore, le cas argentin, les procédures judiciaires contre des militaires pour violations des droits de l’homme sont de fait impossibles.
Crise économique, thérapie néolibérale
Le cas chilien est le plus connu : les militaires imposent une amnistie non négociable, mais s’assurent aussi que le général Pinochet demeure chef de l’état-major, que l’armée maintienne une certaine autonomie, que 20 % des sénateurs soient nommés à vie, et qu’enfin le mode de scrutin adopté permette une surreprésentation des partis de droite héritiers de la dictature (1).
Mais, une fois les premières élections convoquées, la nature démocratique du régime n’a pratiquement jamais été remise en question, ni par les militaires ou les anciens dictateurs, ni par l’opposition la plus radicale. A l’exception du Pérou, où Alberto Fujimori utilise son succès dans la lutte armée contre la guérilla maoïste du Sentier lumineux pour renforcer son pouvoir, interrompre en 1992 l’activité du Parlement et adopter une Constitution autoritaire. Réélu en 1995, puis à nouveau en 2000, A. Fujimori doit néanmoins quitter le pouvoir la même année à la suite de mobilisations de rue.
Pourtant si ces transitions sont extrêmement significatives d’un point de vue politique, elles se réalisent dans une conjoncture qui en altère la portée sinon l’importance (2). En effet, les années 1980 sont également celles d’une crise économique généralisée à l’ensemble de la région, où l’explosion de la dette extérieure, l’hyperinflation et la récession voient leurs effets se cumuler. La réponse apportée à cette situation est l’adoption de thérapies de choc néolibérales par les nouveaux gouvernements parvenus au pouvoir lors des premières élections. Suivant les principes du consensus de Washington en vogue alors dans les institutions multilatérales, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale conditionnent leur aides financières à la mise en place de plans d’ajustement structurel. Ceux-ci se traduisent par une rigueur budgétaire, la réduction massive des dépenses publiques, des dérégulations, l’ouverture des marchés financiers, l’ouverture des frontières au commerce international, des privatisations massives et la quasi-élimination des protections accordées aux salariés par le droit du travail et les conventions collectives (3).