Il est étonnant de constater qu’à plus de quarante années d’intervalle, deux célèbres photographies ont fait l’objet de la même opération de recadrage avant leur publication. La première date de 1972. Elle montre une petite fille brûlée au napalm, courant nue devant des soldats américains, lors de la guerre du Vietnam. La seconde, publiée en 2015, est celle du petit Aylan. Certes, le recadrage d’un cliché constitue une pratique courante en matière de photojournalisme. Mais ce qui frappe dans les deux cas, c’est que l’opération vise exactement les mêmes objectifs : ramener l’enfant au centre de l’image, et faire disparaître du cliché un photographe situé à droite de la scène. Comme pour mieux focaliser notre attention sur le motif de l’enfant victime, tout en éliminant le signe d’une médiation entre ce qui est montré par l’image et ce que voit le spectateur.
Fabrication, altérations et détournements
Si la légende du tableau de René Magritte Ceci n’est pas une pipe nous surprend, c’est bien parce qu’avant de voir le tableau, nous voyons la pipe qu’il nous montre. En d’autres termes, nous oublions l’artifice du processus pictural au profit du produit qu’il nous propose. Ainsi que le suggère l’historien de l’art Ernst Gombrich 1, l’image se donne comme un substitut évident de notre activité perceptive immédiate. Il en résulte qu’on lui accorde volontiers le statut de reflet du réel. Probablement plus encore depuis que les images sont produites à partir de dispositifs techniques quasi automatiques censés capturer ces reflets. En bref, pendant longtemps, l’image a pu nous apparaître comme une preuve. Ce statut se renforce à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lors de la libération des camps de la mort 2. C’est peut-être ce qui permet d’expliquer l’acharnement de certains à vouloir manipuler les images dans le but de faire coïncider un réel représenté avec un réel désiré.