Jon Elster est né à Oslo, a étudié à Paris, enseigné la philosophie, l’histoire, la sociologie et les sciences politiques en Norvège, aux États-Unis et en France. Cosmopolite par profession, il l’est aussi par conviction : convaincu de l’universelle portée de l’empire de la raison, il ne cesse d’explorer les méandres qui séparent nos intentions de nos décisions, et nos décisions de leurs effets. Auteur ou directeur d’une cinquantaine d’ouvrages et recueils, il est à l’origine d’une œuvre considérable en philosophie morale et politique et en sciences sociales, dont une infime partie est traduite en français. En 1979, il publiait Ulysse et les sirènes (trad. fr., Minuit, 1987), un examen fouillé des moyens par lesquels les hommes, seuls ou en société, tentent de maîtriser leurs propres faiblesses de volonté. Plus de vingt-cinq ans plus tard, J. Elster, en dictant trois conférences au Collège de France, remettait ses conclusions sur le métier pour constater qu’en fait, rien de ce qui est efficace et rationnel ne l’est jusqu’au bout.
Il y a beaucoup d’occasions où nous nous proposons de faire des choses que nous ne tiendrons pas, ou que nous repousserons. Les philosophes appellent cela « faiblesse de volonté » et considèrent qu’il y a là un problème. Mais en quoi cela diffère-t-il du simple fait de changer d’avis ?
Parce que cela nous met en contradiction avec nous-mêmes. Avant d’agir, on pense d’une certaine manière mais, finalement, on agit autrement. Immédiatement après, on retourne à sa position initiale. Avant, on ne voudrait pas succomber et après on regrette ce changement. C’est donc ressenti comme un échec, quelle qu’en soit la raison. Si l’on se sent responsable, c’est un cas de faiblesse. En tout cas, c’est une contradiction.
Une contradiction entre quoi et quoi ?
La philosophie classique expliquait cela en opposant la raison aux passions : il y a d’un côté ce que l’on a voulu, de l’autre, ce qui s’est imposé à nous. Mais, dans les années 1950, des chercheurs en économie ont mis en lumière ce fait très simple que l’on peut aussi changer d’avis simplement par un effet du passage du temps. Il ne se passe rien, sauf que le temps passe et que le sujet change momentanément d’avis. C’est par exemple le cas d’un homme qui prend rendez-vous avec son dentiste parce qu’il a mal aux dents et qui, le jour du rendez-vous, renonce à y aller. Il cède une grande satisfaction (être débarrassé de sa carie) pour une autre plus petite, mais immédiate (ne pas subir un traitement pénible). Ou considérons le cas d’une personne à qui l’on propose de toucher 100 euros dans un mois ou 300 dans six mois. Imaginons que cette personne décide d’abord d’attendre les six mois mais, à la veille de l’échéance, opte pour les 100 euros. Visiblement, ce petit gain immédiat lui est apparu plus grand que celui qu’elle s’était proposée d’obtenir. Les économistes ont appelé cela « escompte hyperbolique du futur », parce que la courbe que suit la dévaluation de chaque gain est une hyperbole. Ce sont des mots techniques pour décrire un phénomène très subjectif : une sorte d’illusion d’optique qui fait qu’un objet proche dans le temps apparaît, lorsqu’on s’en approche, comme plus grand qu’un autre plus lointain.
J’ai titré mon livre , parce que l’expression vaut dans les deux sens. D’abord parce que les choix irrationnels sont en général perçus négativement par le sujet. Mais aussi parce que les moyens dont il dispose pour les prévenir consistent la plupart du temps à lutter contre lui-même. Il ne semble pas que l’on puisse échapper à cette contrariété.