Comment vivaient nos ancêtres

Dans quel type de société les chasseurs-cueilleurs paléolithiques vivaient-ils ? Longtemps restés méconnus, les modes d’organisation sociale commencent à être décryptés grâce à de nouveaux types de données archéologiques et à la comparaison raisonnée à partir de sources ethnologiques.
La vie matérielle des chasseurs du Paléolithique nous est connue grâce à l’accumulation des données archéologiques et aux progrès accomplis dans l’analyse de ces données. Mais lorsqu’il s’agit d’aborder la structure des sociétés de la préhistoire, la question est tout autre. Il faut d’abord prendre en considération la durée du Paléolithique : l’organisation sociale des hominidés d’il y a 3 millions d’années les rapprochait sans doute plus des chimpanzés que des chasseurs-cueilleurs actuels. Il faut aussi se garder d’imaginer qu’un groupe humain installé en Sibérie il y a 40 000 ans était identique à un autre occupant les rives de la Méditerranée voici 80 000 ans. Pour éviter les généralisations hasardeuses, je me limiterai donc pour l’essentiel aux populations de chasseurs ayant occupé l’Europe au Paléolithique supérieur, soit à peu près entre 40 000 et 10 000 ans avant notre ère.

Combien étaient-ils ?

Plusieurs indices permettent d’avancer des hypothèses sur la densité de population au Paléolithique. Les reliefs des repas permettent d’abord d’estimer le nombre d’habitants occupant un campement et, éventuellement, le temps qu’ils y ont passé. Par ailleurs, la taille moyenne des habitations porte à croire qu’y logeaient le plus souvent des familles composées de 5 ou 6 personnes, parfois un peu plus. Lorsque le campement était plus vaste, il regroupait plusieurs familles, comme à Pincevent (Seine-et-Marne), où 11 tentes ont été occupées au même moment, ce qui laisse supposer que ce campement regroupait plusieurs dizaines de personnes. À Mezirich (Ukraine), on a retrouvé un véritable petit village dont la population peut être évaluée à au moins 25 personnes (1).
Par extrapolation, à partir de la population supposée d’un campement, plusieurs préhistoriens se sont essayés à des estimations régionales. Ainsi en Allemagne, pour l’Aurignacien, (entre - 40 000 et - 30 000 ans avant notre ère) à partir de l’occupation des grottes du Vogelherd et de Hohlenstein-Stadel, estimée de 20 à 30 personnes, on a supposé que la population de l’ensemble du territoire régional comprenait entre 100 et 500 personnes. Le nombre de sites connus par ailleurs permet de penser que la densité de population à l’Aurignacien pour toute l’Europe centrale et orientale était comprise entre 0,1 et 0,2 habitant au kilomètre carré.
Jean-Noël Biraben, de l’Institut national d’études démographiques (Ined), estime que vers -100 000 ans le nombre d’habitants sur le territoire français n’a pas excédé 3 000 à 4 000 personnes. Puis la population serait passée de 8 000 à 10 000 entre - 40 000 et - 20 000 ans, répartie en 300 campements. À partir de - 20 000, la population sur le sol français serait montée de 15 000 à 20 000. Le préhistorien Jean-Georges Rozoy estime, quant à lui, que la population européenne au Magdalénien supérieur variait entre 14 000 et 16 000 personnes, dont 8 000 à 10 000 pour la France, estimations qu’il a respectivement portées par la suite à 24 000 et 14 000.
La difficulté à proposer des estimations tient à plusieurs facteurs. La superficie du territoire a varié avec le niveau de la mer et nombre de sites côtiers ont disparu avec la montée des eaux liée à la fin de la période glaciaire. Le nombre de sites conservés est certainement très inférieur à la réalité. Par ailleurs, l’accroissement du nombre de sites constaté au Magdalénien peut provenir d’une croissance démographique mais aussi simplement d’une meilleure conservation des sites. De plus, ces populations étant mobiles, un même lieu pouvait être occupé successivement par plusieurs groupes, et un groupe pouvait changer de campement. Notons cependant qu’aucune des estimations récentes ne dépasse 50 000 habitants pour le territoire français.

Étaient-ils vraiment nomades ?

Chaque groupe social se déplaçait à l’intérieur de territoires familiers, comprenant des aires de chasse, de pêche, de cueillette et de récolte de matière première. Leur étendue peut être estimée en particulier grâce à la détermination de la provenance de la matière première. Ils pouvaient se limiter à une portion de vallée, recouvrir un large bassin de piémont, ou atteindre 10 000 à 15 000 kilomètres carrés. Ils semblent s’être restreints, à la fin de l’ère glaciaire, lorsque les forêts se sont étendues et que les ressources alimentaires se sont accrues.
On peut envisager au moins trois formes de nomadisation au Paléolithique supérieur : 1) toute la communauté déménageait une ou plusieurs fois par an ; 2) elle occupait un camp de base permanent tandis que quelques individus menaient des expéditions lointaines ; 3) elle se rassemblait périodiquement, et se dispersait le reste de l’année.
Premier modèle. La communauté se déplace une ou plusieurs fois par an. Ces déplacements pouvaient être imposer par les fluctuations des ressources disponibles. On peut aujourd’hui, par exemple, déterminer la saison d’abattage de certains animaux. Cela permet d’imaginer des comportements régionaux. Ainsi, il semble que les Magdaléniens des Pyrénées occupaient les hauteurs en été afin de chasser les rennes retranchés dans leurs pâturages d’altitude, et se cantonnaient en hiver au fond des vallées, lorsque les rennes y paissaient. Il est vrai que, selon Laure Fontana, le renne était en réalité disponible toute l’année, du moins dans le grand Sud-Ouest de la France (2). Mais les caractéristiques physiologiques du gibier, variables selon les saisons, pouvaient induire des déplacements. De plus, certains lieux devaient être abandonnés pour des raisons climatiques, comme les campements riverains de Pincevent (Seine et Marne) et d’Étiolles (Essonne), qu’il fallait quitter au moment des crues du fleuve. Après la décrue, les groupes humains revenaient sur ces mêmes lieux. Certains habitats ont ainsi été réoccupés durant des générations, ce qui montre que, même nomades, ces chasseurs étaient attachés à leur territoire.
Deuxième modèle. La communauté occupe un camp de base permanent et seuls quelques membres du groupe étaient dépêchés au loin pour chasser, pêcher ou se procurer une matière première introuvable autour du camp. En effet, si le gibier et les matières premières étaient abondants et si des réserves pour l’hiver avaient pu être constituées, on ne voit pas quelle raison aurait alors poussé tous les hommes de la communauté à changer de campement. Nous avons quelques indices de campements de longue durée. En Europe centrale et orientale, la construction de lourdes habitations, bâties avec des os de mammouths et souvent accompagnées de fosses de stockage, demandait de nombreuses heures de travail. Cela suggère l’idée d’un habitat prolongé. De plus, l’existence de tombes collectives, comme celles de Predmostí (République tchèque), suppose une certaine sédentarité. En Europe de l’Ouest, les indices d’une possible sédentarité sont plus ténus. En Dordogne et en Charente, la migration des rennes semble avoir été de faible amplitude. Ils pouvaient donc être chassés toute l’année sans qu’il faille déplacer femmes et enfants. Ainsi, à l’abri Pataud (Dordogne), la pyramide des âges des rennes abattus laisse penser que les chasseurs les ont traqués en toutes saisons. De même, les espèces de poissons pêchés et l’âge des cerfs abattus semblent montrer que l’abri de Pont-d’Ambon (Dordogne) a été occupé toute l’année. Ceci étant, la présence dans certains campements de restes d’animaux abattus tout au long de l’année peut aussi tenir au fait que l’on y a consommé du poisson ou du gibier séché capturé ailleurs.
Troisième modèle. S’inspirant de la pratique de certaines populations arctiques (3), comme les Inuits, ce modèle suppose que les familles, dispersées à la belle saison, se rassemblaient au retour de l’hiver et se livraient à des activités artisanales, artistiques ou rituelles. Les sites souvent étendus qui ont livré des ensembles de plaquettes gravées, sans parler des grottes ornées dans l’entrée desquelles les familles ont pu se réunir, correspondent assez bien à ce schéma, mais il ne s’agit là que d’une hypothèse.

Des voies de circulation étendues

Ces territoires de nomadisation n’étaient pas fermés sur eux-mêmes. Des groupes différents se rencontraient sur leurs confins, échangeaient des biens, des idées ou des procédés techniques. Au-delà du territoire où le groupe se déplaçait, on entrevoit l’existence d’un espace culturel régional englobant plusieurs territoires. Dans un horizon plus large encore, cette société mobile évoluait dans un réseau d’échanges beaucoup plus vaste, comme tend à le prouver le fait que les hommes se procuraient certains produits à de très grandes distances de chez eux. Le cas le plus flagrant est celui des coquillages, circulant de la région méditerranéenne vers l’Aquitaine, le Bassin parisien et l’Allemagne (4), ou de la mer Noire aux habitations de la plaine russe. Ces objets voyageurs ont pu aussi être les maillons d’une chaîne d’obligations, à la manière des dons et contre-dons connus il y a peu dans certaines populations mélanésiennes. Les techniques, les styles et les symboles étaient aussi partagés par des groupes très éloignés géographiquement, d’un bout de l’Europe à l’autre. Ces mouvements d’objets et d’idées témoignent de relations d’échanges entre groupes voisins, ainsi que de relations plus lointaines établies de proche en proche par des hommes rassemblés par le sentiment, parfois exprimé par des rites, d’une commune humanité.
Marshall Sahlins a montré que, chez les chasseurs-cueilleurs actuels, le temps passé à l’acquisition et à la préparation de la nourriture n’excède pas cinq heures par jour et laisse le temps pour se consacrer aux devoirs et aux agréments de la vie sociale (5).
Il est raisonnable de penser que l’homme a connu très tôt une certaine forme de tabou de l’inceste. Nous avons vu que les campements les plus grands ne réunissaient jamais plus de quelques dizaines d’individus. Or, tous les animaux vivant en petits groupes socialisés, y compris les grands singes, ont l’habitude d’échanger des géniteurs. Que les hommes aient cherché des conjoints dans d’autres groupes est donc presque une évidence. En revanche, nous ne saurons sans doute jamais si c’étaient les mâles, comme chez la plupart des singes, ou les femelles, comme chez les chimpanzés, qui étaient « échangés ». Dans toutes les sociétés traditionnelles, l’institution du mariage, qui sanctionne l’échange des femmes, est soumise à des règles et souvent liée à des échanges de biens. On ne peut que supposer que cette institution est très ancienne, sans qu’il soit possible d’en préciser les formes. Par contre, l’hypothèse autrefois populaire d’un matriarcat primitif relève de la fiction. Il devait exister au Paléolithique supérieur une répartition des tâches, dont la forme la plus simple était la division sexuelle du travail. Chez les chasseurs-cueilleurs actuels, les vieillards et les femmes se chargeaient généralement de la cueillette et de la chasse au petit gibier à proximité du campement.
Les jeunes mères, comme partout ailleurs, s’occupaient des enfants en bas âge. Une gravure schématique trouvée à Gönnersdorf (Allemagne), qui représente une femme semblant porter un bébé sur son dos, tendrait à prouver qu’il en était de même au Magdalénien. Les enfants allaient ramasser le bois pour le feu autour du campement, aidaient les femmes à cueillir les substances végétales, à quérir de l’eau et à relever le petit gibier pris au piège. Quant aux hommes adultes, ils chassaient le grand gibier et allaient chercher au loin certains produits non disponibles sur place.

La division du travail

Il est cependant difficile d’affirmer quelle était exactement la part des tâches masculines et féminines au Paléolithique, d’autant qu’il est des sociétés où il arrive aux femmes d’aider au rabattage du gibier, et d’autres où les hommes participent à la cueillette. Il est possible aussi que les individus n’aient pas tous eu le même rôle, comme chez les chasseurs actuels pratiquant le stockage, où un groupe particulier est chargé de constituer des réserves en viande pour la communauté. Certaines tâches domestiques, comme l’entretien du feu, le travail des peaux, du bois ou le cordage, sont exécutées tantôt par les hommes, tantôt par les femmes selon les sociétés, et nous ne saurons sans doute jamais ce qu’il en était au Paléolithique. Quant à la taille du silex, elle est pratiquée par les hommes dans toutes les sociétés où elle est connue, mais cela ne nous autorise pas à affirmer qu’il en était de même alors. La présence d’aires réservées à certaines activités dans les habitats a été interprétée comme le reflet topographique d’une spécialisation des tâches. Il est cependant difficile de décider si ces aires étaient masculines ou féminines.
Selon certains, si l’on admet que la population était dense, qu’elle se regroupait périodiquement dans des unités résidentielles importantes, ou qu’elle maintenait un sédentarisme relatif, alors on peut supposer l’émergence de certains individus avec un statut particulier, chargés par exemple d’organiser et de coordonner les activités du groupe, d’assurer la répartition des ressources, et peut-être d’apaiser les conflits. L’existence de tels personnages est difficile à prouver archéologiquement.

Une société hiérarchisée ?

Le fait que certains individus ont bénéficié de l’inhumation et d’autres non pourrait indiquer une différenciation sociale. Cependant, parmi les corps inhumés, aucun traitement particulier ne semble privilégier l’homme plutôt que la femme, le vieillard plutôt que l’enfant. On peut penser, plus simplement, que les aptitudes individuelles pouvaient varier. Certaines activités techniques et artistiques demandaient une véritable compétence. Sans aller jusqu’à parler de l’émergence de véritables classes sociales, on peut très bien imaginer que, si tout le groupe avait le même savoir global, certains adultes se chargeaient des tâches pour lesquelles ils étaient les plus doués. Ainsi, à Étiolles comme à Pincevent, certains tailleurs savaient produire de longues lames et des outils d’excellente qualité technique. D’autres parvenaient seulement à fabriquer occasionnellement des outils indispensables à la vie courante. On retrouve aussi des éclats qui n’ont jamais dû servir, fruit peut-être des tentatives de très jeunes apprentis. La stabilité millénaire de l’outillage de pierre taillée indique en tout cas que les connaissances et les manières de faire se transmettaient de génération en génération.
Par ailleurs, les peintres de Lascaux et d’ailleurs ne devaient pas être des hommes tout à fait comme les autres. Non seulement l’artiste avait des compétences particulières mais, de plus, le privilège de pénétrer dans les profondeurs de la caverne et d’y apposer des images devait le distinguer de ses semblables. Ce privilège lui donnait peut-être un statut religieux. Là même où il n’était qu’un simple artiste, il devait avoir une place éminente, peut-être comparable à celle des sculpteurs de mâts totémiques chez les Indiens de la côte nord-ouest américaine. Comme les tailleurs reconnus, il devait être entouré d’apprentis.
Récemment, Brian Hayden, professeur à la Simon Fraser University (Colombie-Britannique, Canada), a proposé de repenser le modèle traditionnel selon lequel ces sociétés seraient largement égalitaires, à l’instar des sociétés de chasseurs-cueilleurs observées en Afrique. Selon lui, les groupes occupant les environnements les plus favorables, comme le Sud-Ouest de la France, s’apparenteraient plutôt aux sociétés de chasseurs-cueilleurs complexes et hiérarchisées de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord (6).
C’est là tout ce que l’on peut dire sur l’organisation sociale des hommes du Paléolithique supérieur si l’on veut rester dans le domaine des hypothèses prudentes. C’est peu mais cela suffit sans doute à faire sentir la profonde humanité de ces hommes, nos lointains semblables.

 

NOTES

(1) s.a. de beaune, les hommes au temps de lascaux. 40 000-10 000 avant j.‑c. , 1995, rééd. hachette, 1999. (2) l. fontana et al. , « modes d'acquisition et d'exploitation des ressources », in s.a. de beaune (dir.), chasseurs-cueilleurs. comment vivaient nos ancêtres du paléolithique supérieur , cnrs éditions, 2007. (3) m. mauss, « essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos. étude de morphologie sociale », l'année sociologique , vol. ix, 1906. (4) y. taborin, langage sans parole. la parure aux temps préhistoriques , la maison des roches, 2004. (5) m. sahlins, âge de pierre, âge d'abondance. l'économie des sociétés primitives, gallimard, 1976. (6) b. hayden, 2007, « une société hiérarchique ou égalitaire », in s.a. de beaune (dir.), chasseurs-cueilleurs. comment vivaient nos ancêtres du paléolithique supérieur , op. cit.