Comprendre l'hégémonie occidentale

L’Europe, petite péninsule excentrée de l’immense continent eurasiatique, a dominé politiquement, économiquement et militairement le monde, du XVe au XXe siècle. Ce fait tient-il du hasard, de la prédestination ou de raisons objectives ? De nombreux auteurs se sont penchés sur cette énigme…
Le 19 novembre 1835, les quelque 2 000 Morioris qui peuplaient les îles Chatham furent impitoyablement massacrés par 500 envahisseurs armés de fusils. Ils ne purent opposer aucune résistance et, selon les termes d’un des survivants, « furent égorgés comme des moutons ». On aurait pu croire que les agresseurs, des Maoris venus de Nouvelle-Zélande, à 800 km à l’ouest, et débarquant dans un archipel peuplé par des gens de même origine ethnique, auraient pu adopter un autre comportement. Vers l’an 1000 de notre ère, les peuplades polynésiennes, alors en expansion dans tout le Pacifique, atteignaient et colonisaient la Nouvelle-Zélande. Un siècle plus tard, elles faisaient de même avec les îles Chatham. Mais cet archipel froid et isolé n’offrait qu’un environnement désertique, sans espèces animales ou végétales domesticables. Ces explorateurs durent abandonner la culture des plantes tropicales qui fondait leur civilisation, et se rabattre sur les poissons, les œufs et les coquillages, limitant leur population par l’infanticide si besoin. À défaut de surplus agricole et d’une population suffisante, la division du travail ne put émerger. Par suite de leur isolement, ils restèrent à l’écart des innovations technologiques et connurent même une régression en la matière, ne pouvant plus construire, faute d’arbres, les pirogues qui avaient assuré les voyages de leurs ancêtres.

 

 

Les bienfaits de la nature

Cet épisode est une des nombreuses « anecdotes » qui émaillent De l’inégalité parmi les sociétés, un livre du biologiste californien Jared Diamond. Il illustre bien son propos : la nature distribue inégalement ses bienfaits. Ce qui explique les différences entre sociétés ne saurait donc être une prétendue supériorité raciale ni le hasard voulu par la Providence, mais bien plutôt : 1) les ressources offertes par le milieu où se développe telle ou telle société ; et 2) l’usage qu’elle a su ou pu en faire.

On peut accepter les thèses de J. Diamond, ou les nier au motif qu’elles seraient trop brutales ou trop déterministes. Ce serait facile si aucun auteur n’avait abondé dans son sens. Hélas, le monde des livres anglo-saxons s’est montré friand, depuis des décennies, de ce type de grande fresque historique prétendant apporter des réponses à de très vastes questionnements. À cet égard, aucun autre champ de spéculation n’a été plus exploité que celui qui entend répondre à la question : pourquoi l’Europe a-t-elle imposé son hégémonie sur le monde, du XVIe au XXe siècle ?

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Cette thématique n’est certes pas nouvelle. Elle nourrissait déjà la réflexion d’un Montesquieu (1689-1755) qui, curieusement, développait déjà dans L’Esprit des lois (1748) des vues voisines de celles de J. Diamond : le climat influencerait la nature de l’homme et de sa société. Certains climats seraient supérieurs à d’autres, le climat tempéré de France étant bien évidemment l’idéal. Cette idée, pour amusante qu’elle puisse sembler aujourd’hui, témoigne pourtant d’un relativisme inédit. Elle inaugure une nouvelle approche du fait politique, plus scientifique que dogmatique, et peut à ce titre être considérée comme un des points de départ de nos sciences sociales. De plus, les économistes qui aujourd’hui entendent expliquer l’origine des inégalités Nord-Sud la reprennent souvent en introduction de leur développement, constatant en gros que les pays riches jouissent souvent d’un climat tempéré quand les pauvres sont exposés à des climats tropicaux propices aux parasitoses, cyclones et autres fléaux… À quelques exceptions près : la riche cité marchande de Singapour est ainsi proche de la ligne de l’équateur.

En 1963, l’historien canadien William H. McNeill publiait The Rise of the West (encadré p. 7), initiant ainsi toute une littérature qui entendait répondre à la question du « miracle européen », une expression popularisée un peu plus tard par l’économiste britannique Eric L. Jones. Soulignons d’emblée que la période des réponses monocausales est désormais close (à de rares exceptions près). À un phénomène aussi massif, complexe et durable que l’hégémonie occidentale, il semble hors de question de trouver une seule cause. Nous allons survoler les différentes hypothèses, issues de multiples courants disciplinaires, en gardant en mémoire que loin d’être exclusives les unes des autres, elles sont avant tout complémentaires. L’exercice ultime, susceptible de nourrir la réflexion des prochaines décennies, consisterait à déterminer leurs importances respectives et à étudier en quoi ces diverses causes ont pu conjuguer leurs dynamiques.

 

Des racines antiques et médiévales

Rappelons d’abord que nul contemporain n’aurait parié un kopeck, au XVe siècle, sur la domination européenne qui allait marquer le demi-millénaire suivant : l’hyperpuissance de l’époque était la Chine, et certains ensembles de civilisations (Inde, monde arabo-musulman) étaient technologiquement et économiquement plus avancés que l’Occident. La grande question reste de savoir quand l’Europe a été en mesure de dépasser ses concurrents, et pourquoi elle y est arrivée.

On admet communément aujourd’hui que la civilisation occidentale trouve ses racines dans l’Antiquité. L’historien Philippe Nemo explique ainsi, dans Qu’est-ce que l’Occident ?, que l’on peut structurer la fabrique d’éléments supposées spécifiques à la culture occidentale autour de cinq moments clés.

Exposons ici ses idées :

1) À partir de l’émergence des cités, à partir du Xe siècle avant notre ère, les Grecs vont progressivement fractionner le pouvoir entre les citoyens et introduire l’idée que la loi, étant d’origine humaine et non divine, peut être modifiée par l’homme. L’ordre social peut donc être soumis à la critique et au changement. De même, certains philosophes vont développer une rationalité critique et fonder les démarches qui aboutiront aux sciences modernes, ainsi que les premières académies.

2) À la tête d’un empire melting-pot qui a entre autres absorbé la Grèce, les magistrats romains élaborent un droit privé commun qui fournira le socle du droit moderne. Il détermine l’existence d’un sujet de droit, fondement de la philosophie humaniste et de la notion moderne d’individu, qui émerge par exemple dans l’art : en sus de sculpter des archétypes (éphèbes, dieux…) comme le faisaient les Grecs, les Romains vont façonner des portraits ressemblant à leurs modèles.

3) Constatant qu’« aucune civilisation non occidentale ne paraît avoir voulu délibérément le “progrès” », P. Nemo fait l’hypothèse que cet apport a pour origine le judéo-christianisme. Ou plus exactement sa morale de l’amour qui, « en apportant une sensibilité inédite à la souffrance humaine, un esprit – sans équivalent dans l’histoire antérieure connue – de rébellion contre l’idée de la normalité du mal, a donné le premier branle à la dynamique du progrès historique ». Il rejoint ce faisant nombre d’auteurs qui n’ont pas partagé sa prudence et fait du christianisme le moteur même de l’exception européenne, tel le sociologue états-unien Rodney Stark avec Le Triomphe de la raison. Enfin, en posant une histoire universelle scandée par un début (la Création), un milieu (la révélation christique) et une fin dernière (la parousie ou retour du Christ sur terre), l’Église chrétienne unifie les esprits européens au Moyen Âge. Elle impose au passage une vision linéaire de l’histoire. Dès lors que cette dernière n’est plus faite de cycles (les saisons, voire les règnes des empereurs chinois…) mais est amenée à se dérouler jusqu’à un terme supposé prévisible et auquel la société tout entière doit se préparer, émergerait la possibilité intellectuelle d’influencer le cours des événements.