Contre les Lumières, une autre modernité ?

Se penchant sur des périodes différentes, trois historiens ont choisi d'analyser des mouvements opposés aux idéaux des Lumières. Ces mouvements seraient-ils constitutifs d'une modernité alternative, opposée terme à terme à celle issue des Lumières - communauté contre individu, déterminisme contre démocratie ?

Durant l'été 1774, Johann Gottfried Herder (1744-1803) rédige un pamphlet titré Autre philosophie de l'histoire. Contre Voltaire, contre Jean-Jacques Rousseau, contre son maître à penser Emmanuel Kant, le pasteur et philosophe allemand orchestre une première offensive contre les Lumières et leur rationalisme. Pour l'historien israélien Zeev Sternhell, J.-G. Herder figure parmi les premiers penseurs d'une modernité alternative, celle des anti-Lumières. Une modernité qui va s'enrichir, dans les siècles qui suivront, d'oeuvres maîtresses. J.-G. Herder défend une « modernité communautarienne, historiciste, nationaliste, une modernité pour qui l'individu est déterminé et limité par ses origines ethniques, par l'histoire, par sa langue et par sa culture ». Il combat ainsi cette autre « modernité porteuse de valeurs universelles, de la grandeur et de l'autonomie de l'individu, maître de son destin, une modernité qui voit dans la société et dans l'Etat un instrument aux mains de l'individu parti à la conquête de la liberté et du bonheur ». Quinze ans avant la Révolution française, J.-G. Herder incarne une première vision de l'ordre social traditionnel contre le chaos que ne manquera pas, à ses yeux, de provoquer la quête utopique de l'individu autonome.

Z. Sternhell produit ici une thèse forte : c'est de l'affrontement permanent entre les Lumières et leurs héritiers d'une part, et les anti-Lumières et leurs prosélytes de l'autre, que serait tissée la trame de l'histoire des trois derniers siècles. Les Anti-Lumières est un livre engagé, qui s'ouvre sur les débats philosophiques du xviiie siècle pour se clore sur les héritiers actuels des anti-Lumières, à savoir les néoconservateurs américains. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer une lecture rapide, ce n'est pas un ouvrage manichéen : Z. Sternhell est trop fin connaisseur des méandres de la pensée pour limiter son analyse à un affrontement entre deux blocs monolithiques, à un prolongement artificiel de la querelle des Anciens et des Modernes. « Assurément, des courants multiples et contradictoires parcourent les Lumières, tout comme le mouvement qui les conteste : il ne saurait en être autrement. (...) Méconnaître cette diversité serait une grave erreur. Les Lumières ne constituent pas un corpus d'idées bien structurées, mais plutôt une tradition intellectuelle aux objectifs pratiques et immédiats ; cependant, en dépit de cette hétérogénéité, il existe un dénominateur commun à toutes les formes et variantes des Lumières aussi bien que des anti-Lumières. »