Johannes Vermeer (1632-1675) est le peintre d’un univers orbitant autour de Delft. Delft ? « Une ville des plus douces, avec des ponts et un cours d’eau dans toutes les rues », rapporte le chroniqueur londonien Samuel Pepys (1633-1703) quand il la visite en 1660. Mais surtout ville au cœur du Monde du 17e siècle, quand la mondialisation balbutiante se structure dans la tension entre deux pôles que tout oppose : d’un côté, les minuscules Provinces-Unies, république des Pays-Bas qui connaît alors son âge d’or, et pourtant confetti territorial en butte à l’hostilité des grandes puissances (Saint-Empire, France, bientôt Angleterre) qui l’encerclent ; de l’autre, la gigantesque Chine des empereurs Qing, qui atteint alors sa plus grande extension terrestre.
Delft, au centre du monde
Vermeer navigue dans l’univers de la bourgeoisie néerlandaise, où la planète entière se livre en représentation. Les intérieurs sont bourgeois, protestants, austères, mais théâtraux. Le succès s’y dévoile pudiquement, par objet symbolique interposé, tapis turc, carte des mers d’Asie à jour des derniers secrets de navigation, porcelaine à la mode de l’année… Dans Le Chapeau de Vermeer (2008), l’historien canadien Timothy Brook esquisse un jeu de piste planétaire en exploitant les indices semés par Vermeer dans ses tableaux.
Delft est d’abord un port, le siège de la VOC, Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Poumon de la ville et deuxième grande société par actions du monde, elle est créée en 1602 pour négocier avec l’Asie. Son monogramme s’est imposé comme le premier logo global. La VOC, entreprise commerciale, doit pour partie son existence au Petit Âge glaciaire. Car dans le port de Delft mouillent aussi des haranguiers, ces navires à trois mâts construits pour la pêche au hareng en mer du Nord. Les hivers plus longs, les étés raccourcis ont modifié l’économie et l’écologie de l’Eurasie. La peste est revenue, sans pour autant freiner l’expansion démographique. Le blé est devenu rare suite à des récoltes réduites par les longs hivers. Les Pays-Bas ont dû diversifier leurs approvisionnements alimentaires. Les harengs ont migré au sud de la mer du Nord, chassés par le froid, et l’économie chrétienne du poisson de carême n’est plus dominée par les Scandinaves, mais par les Néerlandais. Les revenus de la pêche ont financé la première expansion du commerce maritime, amenant un million de Néerlandais à s’expatrier en Asie au cours du 17e siècle – les deux tiers n’en reviendront pas. En 1650, près de 16 000 navires néerlandais sillonneraient le monde – les Britanniques en comptent 4 000, les Français 500. Et comme le notait déjà le philosophe britannique Francis Bacon (1561-1626), ce sont trois inventions chinoises reprises par l’Europe – compas magnétique, papier et poudre à canon – qui fournissent la base technologique de cette expansion mondiale.
Les peaux de castor financent la géostratégie, comme en témoigne le tableau L’Officier et la jeune fille riant (tableau ci-dessous). L’œuvre renvoie à l’Amérique des Grands Lacs, où les arquebuses distribuées par les Britanniques et les Français en compétition bouleversent les rapports de force entre tribus amérindiennes, et où la variole achève d’anéantir ces sociétés. Les Amérindiens, échangeant une dépouille de castor contre 20 couteaux, raillent la naïveté et l’appétit insatiable des Blancs. Les Européens, qui revendent la fourrure jusqu’à 200 fois son prix d’origine, y trouvent leur compte.
Droit international et liberté du commerce
En toile de fond, la Chine, alpha et oméga du commerce mondial. Le pays abriterait, selon les mots d’un Espagnol des années 1590, « tout ce à quoi l’esprit humain peut aspirer ou imaginer en fait de richesses et de gloire éternelle ».
En matière de commerce extérieur, les Chinois ne tolèrent d’échanges que sur le mode du tribut : tout royaume extérieur à l’Empire est censé reconnaître la Chine comme suzerain, apporter à l’empereur des cadeaux de valeur, qui entraînent des contre-dons – ensuite seront tolérés ses marchands. Ce contrôle étatique du commerce est aisément contournable. La mer est favorable aux armées privées (pour se protéger des pirates) comme à la contrebande. Sur la façade maritime sud, certains armateurs bâtissent des empires commerciaux ultramarins.
À Manille, les Espagnols ont attiré une forte diaspora chinoise afin de leur servir d’intermédiaire avec le continent. Ils ont un temps l’idée singulière d’obliger ces Chinois, qu’ils ont poussés à se convertir au christianisme, à arborer en bons chrétiens ledit couvre-chef en castor.
Au 17e siècle, quelque 3 millions de pièces de porcelaine parviennent en Hollande depuis la Chine. Des pièces adaptées pour l’essentiel, Chinois et Néerlandais ne buvant pas la même soupe, n’appréciant pas les mêmes décors. La piraterie exercée par les alliés britanniques et néerlandais à l’encontre des caraques portugaises et espagnoles, chargées de céramiques, d’épices, de soie, a évincé les Ibériques du grand jeu. Le juriste Hugo Grotius (1583-1645), mandaté en 1608-1609 par la VOC pour donner à ces actes une base légale, a argué que les monopoles ibériques sur le commerce mondial, posés au traité de Tordesillas, constituaient une entrave au droit à commercer librement dont dispose chaque nation. Il institue là un des fondements du droit international : la liberté des mers et du commerce.
