Depuis les attentats de 2015, les ateliers d’éducation aux médias et à l’information (EMI) en milieu scolaire se sont multipliés dans l’Hexagone. Pour le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer comme pour la précédente locataire de la rue de Grenelle, Najat Vallaud-Belkacem, il s’agit de lutter du même coup contre les « radicalisations » et les « théories conspirationnistes ». Deux dangers qui n’en font qu’un dans l’esprit des décideurs publics, convaincus que les jeunes des classes populaires seraient les premiers touchés. Mais concrètement, comment s’y prend-on pour prévenir ou combattre le complotisme supposé des adolescents ? Pour le savoir, nous avons assisté à la séance inaugurale d’un atelier organisé au lycée professionnel d’Aniche, entre Douai et Valenciennes, dans les Hauts-de-France.
À l’extérieur de cette petite ville marquée par la désindustrialisation, le lycée Pierre-Joseph-Laurent paraît presque isolé au milieu des champs. Mais ce matin, la classe de seconde pro métiers du BTP accueille des visiteurs : Xavier Harter, animateur pour la Ligue de l’enseignement, et Sheerazad Chekaik-Chaila, journaliste indépendante, correspondante notamment pour le quotidien Libération dans les Hauts-de-France, ont roulé trois quarts d’heure depuis Lille pour rencontrer une quinzaine de lycéens. Stéphane André, qui enseigne l’histoire-géographie depuis une vingtaine d’années dans l’établissement, a estimé qu’une initiation aux médias serait utile à ses élèves : « Ils manquent d’esprit critique, explique-t-il en aparté. Ils ne lisent pas la presse, leurs sources d’information, c’est Instagram et YouTube. »
Exercice brise-glace
Grave ? Pas forcément… En toute hypothèse, les praticiens chevronnés de l’éducation aux médias veillent à éviter certains pièges, au premier rang desquels la condescendance, le surplomb. « Pas question de donner des leçons, ni d’arriver avec des idées préconçues sur la bonne façon de s’informer, indique Sheerazad Chekaik-Chaila. Mieux vaut montrer de la curiosité pour leurs pratiques. » Dont acte. Avec quelques minutes de retard, Kevin, Clément, Sullivan, Dimitri, Suleiman et les autres élèves de seconde pro arrivent en ordre dispersé dans leur salle de classe. Tous des garçons, ils ont 15 ou 16 ans, des bouilles rondes étonnées ou butées. Sheerazad se présente : « Je suis journaliste. » Porte-parole de la presse et des médias à elle toute seule pour ces enfants d’ouvriers et d’employés, la jeune femme propose un « exercice brise-glace ». Formant un cercle approximatif, les ados répondent d’un pas vers le centre à une série de questions. S’informent-ils plus par les réseaux sociaux que par la télévision ? Oui ! Tout le monde avance. « Mais je regarde la télé avec mon daron », nuance Mohamed. Se trouve-t-il quelqu’un pour acheter un journal ou un magazine papier ? Personne. Recul général. Et pour aller sur Tik Tok ? Tout le monde. « Moi, j’ai découvert ce réseau récemment », leur confie la journaliste. Intéressés par l’actu ? Peu ou pas du tout, affirment-ils, reculant d’un pas tandis que Sheerazad se place, seule, au centre du cercle. Pour bien manifester son indifférence, Clément recule de trois ou quatre mètres, jusqu’à l’extrémité de la salle. Quelques instants plus tard, interrogé en aparté par nos soins, un élève au visage fermé confiera qu’il n’a « jamais entendu parler des Illuminati » et que d’ailleurs il ne « s’intéresse pas au monde » – le contraire ne serait-il pas préférable ?