Comment les opinions politiques circulent-elles dans l'histoire des familles et dans la succession des générations ? Est-ce la continuité ou la rupture qui prend le pas 1? Pour apprécier la réalité de la transmission des choix politiques dans les familles, il faudrait pouvoir interroger parents et enfants, et plus encore, les grands-parents, pour faire une mesure précise de la transmissibilité des opinions, mais aussi pour restituer la profondeur généalogique de la formation de celles-ci. Ce n'est généralement pas facile à réaliser et l'on doit souvent se contenter d'une reconstitution, faite par les individus eux-mêmes pour se situer dans leur généalogie politique 2.
Cependant, les réponses données par les personnes interrogées au cours d'une enquête postélectorale (voir l'encadré, p. 72) sur leur positionnement sur l'échiquier politique et celui supposé de leurs parents permettent d'apprécier l'ampleur des phénomènes de rupture ou de continuité d'une génération à l'autre. Différents types de trajets politiques peuvent être par ailleurs dénombrés, selon qu'ils se caractérisent par une stabilité ou par une instabilité intergénérationnelle, par une cohérence dans la transmission ou par un brouillage des identifications parentales. En croisant le positionnement d'une personne entre la gauche, la droite, « ni la gauche ni la droite » ou « sans réponse », et ceux qu'il attribue à son père et à sa mère, six types de filiation ont pu être dégagés.
Affiliés versus désaffiliés
Ces types de filiation politique différencient les affiliés et les désaffiliés. Les premiers se distinguent par une continuité intergénérationnelle : entre une personne et ses parents les choix comme les non-choix sont identiques. Les seconds sont en situation de discontinuité, soit parce qu'il y a eu rupture soit parce que l'on ne trouve aucune trace de cohérence entre les choix de la personne et ceux de ses parents.
Appartiennent au premier groupe les trois types « affiliés » suivants : une « filiation de gauche » (la personne se classe à gauche et classe son père et /ou sa mère à gauche), une « filiation de droite » (la personne se classe à droite et classe son père et/ou sa mère à droite), enfin une « filiation apolitique » (refus de se classer soi-même ou ses parents entre la gauche et la droite). C'est parmi les affiliés de gauche ou de droite que persistent des modèles de tradition politique familiale, inscrite dans une continuité forte. Une filiation apolitique se caractérise aussi par l'existence d'un univers familial homogène, ainsi que par une continuité intergénérationnelle, en cela il relève bien d'un trajet affilié, mais il inscrit l'individu dans l'indétermination et le non-choix, voire dans le retrait de tout positionnement politique. On peut donc être héritier d'une absence de choix, s'y rallier et la reproduire à son tour. Ce mode de filiation entretient une forme de socialisation politique négative dans la chaîne des générations. Paradoxalement, elle révèle un défaut de contenu mais pas un défaut de transmission.
L'absence de filiation politique révèle une transmission politique nettement moins efficiente et bien souvent moins structurée. Les trois types « désaffiliés » peuvent revêtir l'une ou l'autre des caractéristiques suivantes : une absence de filiation par non-homogénéité ou par non-connaissance des choix parentaux, ou une rupture dans la filiation par changement de camp politique (la personne se classe à gauche mais classe ses deux parents ou au moins l'un des deux à droite, ou vice versa), ou encore un « décrochage » (la personne ne se classe ni à gauche ni à droite mais classe ses deux parents de façon homogène à gauche ou à droite). Ces trois modes de désaffiliation n'ont ni la même signification ni les mêmes conséquences politiques. Ainsi les individus qui opèrent un changement de camp par rapport aux choix parentaux se distinguent par un certain volontarisme, allant souvent de pair avec une implication politique que l'on ne retrouve pas chez ceux qui adoptent une trajectoire de décrochage par rapport à leurs attaches originelles. Plus complexes à interpréter que lorsque prévaut l'héritage, ces trajets désaffiliés peuvent être la conséquence des recompositions, voire des innovations qui interviennent dans le champ politique. Ils révèlent aussi l'effacement des traces ou le brouillage des pistes dans ce qui pourrait fonder une identité politique référentielle entre les générations. Ils sont vraisemblablement empruntés par les électeurs mobiles ou volatils.