Diffusion et évolution des langues

La transmission des langues est avant tout sociale. Leur naissance ou leur disparition est liée aux politiques linguistiques ou aux dominations économiques. La grande tendance actuelle est à l'adoption d'une langue de communication internationale et à une simplification des grandes aires linguistiques.

Un chercheur anglo-saxon, Mark Pagel 1 a estimé que, depuis que l'être humain dispose de la faculté de langage, on a parlé sur la surface du globe entre 31 000 et 600 000 langues différentes, son estimation moyenne étant d'environ 140 000 langues. Si l'on considère qu'il existe aujourd'hui de 6 000 à 7 000 langues, la comparaison de ces deux évaluations nous montre qu'à l'évidence, on n'a pas parlé ces 140 000 langues hypothétiques au même moment. Quel que soit leur nombre exact, des langues sont sans cesse apparues, d'autres ont disparu, et ces mouvements ne peuvent que se poursuivre dans l'avenir : on ne parlera pas dans 500 ou 1 000 ans les mêmes langues qu'aujourd'hui. Il y a là un fait fondamental : l'histoire ne s'arrête pas avec le présent, elle se poursuit, prend racine dans notre quotidien, dans nos pratiques qui la façonnnent. Dès lors, il est légitime de s'interroger sur les processus de diffusion, de transmission ou de disparition de ces langues.

Ces phénomènes se passent sous nos yeux, ou plutôt sous nos oreilles. Nous avons tous rencontré des Français dont les grands-parents parlaient breton, corse ou provençal, et qui eux-mêmes ne parlent plus ces langues. Si nous observons les formes que prennent l'anglais, l'espagnol ou le français dans leurs aires de diffusion respectives, nous constatons une tendance au changement, à la diversification : on ne parle pas le même français à Québec, Libreville ou Paris, ni le même espagnol à Madrid, Buenos Aires ou La Havane.

La transmission familiale

Derrière ces différences, le linguiste sait qu'il y a l'histoire en marche, que l'évolution travaille constamment la forme des langues et les rapports qu'elles entretiennent les unes avec les autres. Car la transmission ou la non-transmission des langues, leur diffusion ou leur recul, constituent en fait un processus unique, lié en outre à l'évolution, au changement des formes et des situations.

Commençons par notre langue première, celle que l'on dit le plus souvent maternelle. Cette expression, langue maternelle, commune à plusieurs langues d'Europe (mother tongue en anglais, Mutter Sprache en allemand, lingua materna en italien...) laisse à penser que la mère est le vecteur de la transmission des langues. Dans nos sociétés où domine le monolinguisme, où le père et la mère ont en général la même langue, cette hypothèse ne mange pas de pain car elle est pratiquement non-falsifiable, on ne peut pas lui opposer de contre-exemple. Lorsqu'un homme et une femme de langue française ont des enfants qui héritent de cette langue, le fait de l'appeler maternelle relève en fait de l'idéologie dominante dans nos sociétés, qui fait du père le garant du territoire et de l'argent qu'il lègue à ses enfants (père, patrie et patrimoine ont la même étymologie, en français comme dans la plupart des langues européennes), tandis que la mère est considérée comme celle qui lègue la langue.

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Nombreuses sont pourtant les situations dans lesquelles les choses se passent différemment. En Afrique par exemple, les couples linguistiquement mixtes sont légions et leurs enfants n'héritent pas nécessairement de la langue de la mère. Leur langue première (cette expression est plus précise et moins idéologique) est parfois celle du père, parfois celle de la mère, mais plus souvent celle qui domine socialement. A Dakar par exemple, capitale du Sénégal, où domine le wolof mais où l'on entend une vingtaine de langues différentes (parmi lesquelles le peul, le soninké, le sérère, le diola, le balante, le bambara...), un enfant dont le père a le wolof pour première langue et la mère le peul héritera le plus souvent du wolof, langue « paternelle » donc. Si c'est la mère qui parle wolof et le père peul, l'enfant aura toujours le wolof pour langue première, et si les parents sont l'un de première langue peule et l'autre soninké, il aura encore le wolof pour langue première, langue que ses parents ont acquise en venant à la ville et que les enfants parlent dans la rue, avec leurs amis. Il en va de même dans toutes les grandes capitales africaines, de Bamako à Brazzaville, d'Abidjan à Bangui : la langue dominante du milieu pénètre les foyers et s'y impose souvent.

Car la transmission des langues est un phénomène plus social que familial, ou du moins un phénomène qui se produit dans une famille perméable à la société. Dans les sociétés plurilingues donc, la transmission des langues des parents n'est pas automatique et nous assistons ainsi à des ruptures de transmission (comme d'ailleurs en Corse ou en Bretagne), à des abandons « volontaires », qui peuvent plus tard engendrer des tentatives de « résurrection » des langues sur lesquelles nous reviendrons plus loin, à propos des politiques linguistiques.