« Je t’aime, moi non plus. » Ainsi pourrait-on qualifier les relations France/États-Unis, mêlant fascination et défiance, complicité et incompréhension. Le monde éthéré des idées ne semble pas échapper à la règle. Les études sur le genre en sont une brillante illustration.
Le French feminism, une invention américaine
De part et d’autre de l’Atlantique, avec la montée en puissance du féminisme dans les années 1960, la réflexion sur le statut des femmes prend son essor. Aux États-Unis, les women’s studies (études sur les femmes) vont largement appuyer leur réflexion sur les thèses d’auteures françaises qui veulent promouvoir un point de vue féminin de la société : à la croisée de la critique littéraire, de la philosophie et de la psychanalyse, ce sont principalement Hélène Cixous, Luce Irigaray, Julia Kristeva, regroupées outre-Atlantique sous l’appellation de « French feminism », auteures qui ont d’ailleurs plus de succès aux États-Unis qu’en France ! La majorité des féministes françaises ne défendent pas une spécificité féminine mais revendiquent plutôt l’égalité des sexes, en mettant l’accent sur la domination masculine et l’exploitation dont les femmes font l’objet dans l’espace domestique et social. Le French feminism pour elles ne reflète en rien le féminisme français et constitue une invention américaine (1). Tout comme l’est du reste la French theory élaborée à partir de philosophes français : Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari au premier chef (2). Cette pensée critique qui triomphe aux États-Unis est elle aussi mobilisée pour repenser le masculin et le féminin ainsi que la sexualité. La philosophe américaine Judith Butler par exemple, fait jouer la French theory contre le French feminism pour déconstruire les identités et les normes sexuelles. De quoi donner le vertige...
Toujours est-il qu’en France, le féminisme américain fait figure d’épouvantail ; il est accusé en particulier, par son radicalisme, de promouvoir une « guerre des sexes ». Du coup, les études françaises s’intéressent peu aux débats américains et ont longtemps boudé la réflexion sur le « genre » (gender).
Depuis la fin des années 1970, les gender studies bousculent de plus en plus les women’s studies. Le concept de « genre » renvoie à la construction sociale de la différence masculin/féminin par les représentations, les rôles assignés à chaque sexe, les croyances et les pratiques... Il insiste sur la dialectique qui construit l’opposition masculin/féminin, marque que les femmes ne constituent pas la seule catégorie sexuée, et qu’il faut interroger aussi la masculinité bien souvent cachée derrière le discours neutre. Il permet également d’ouvrir le champ aux minorités sexuelles, homos, trans, inter...
Pourquoi le genre mettra-t-il si longtemps à prendre racine en France ? Des raisons linguistiques sont invoquées, on lui préfère les notions (quasi équivalentes) de « rapports sociaux de sexe » ou de « sexe social ». Pas la peine donc de s’enticher d’une coquetterie qui n’apporterait pas grand-chose aux débats. D’autant que cette appellation abstraite et hétérogène pourrait euphémiser la domination masculine. Certaines féministes y voient aussi un artifice pour donner de la légitimité aux études sur les femmes qui peinent à s’imposer.
Mais les choses changent. Depuis la fin des années 1990, les études sur le genre commencent à fleurir en France. Les sciences humaines s’emparent du concept pour nourrir leurs recherches sur les différences et les rapports hommes/femmes, que ce soit en sociologie, en histoire, en économie, en philosophie... L’attestent la parution de nombreux livres, tel Le Travail du genre, sous la direction de Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani (La Découverte, 2003). Les traductions de classiques des gender studies se multiplient ; en 2005 (quinze ans après l’édition américaine !) Gender Trouble (Trouble dans le genre, La Découverte, 2005), le maître ouvrage de Judith Butler est enfin traduit en français. Longtemps centrées sur la famille et le travail, les recherches françaises s’ouvrent à des problématiques davantage explorées aux États-Unis : la sexualité, l’articulation du genre à d’autres catégories d’analyse comme l’ethnicité...
Une faible reconnaissance institutionnelle
Comment expliquer un tel bouleversement? Il y a bien sûr le travail de certains passeurs, comme Éric Fassin, pour acclimater les réflexions américaines. Il faut également noter que les jeunes générations de chercheurs et chercheuses s’emparent du genre avec plus d’aisance et moins de résistances que leurs ainées. Enfin, les débats de société qui ont fait rage en France l’ont mobilisé de manière concrète et pressante. En particulier la loi sur la parité qui a fait resurgir au final toute une réflexion sur l’identité des femmes. Le pacs également, notamment en soulevant la question de la reconnaissance des homosexuels et, au-delà, le débat sur l’homoparentalité. Reste tout de même en France à donner au genre une place institutionnelle digne de ce nom comme le souligne Françoise Thébaut dans la nouvelle édition 2007 d’Écrire l’histoire des femmes devenue de manière significative Écrire l’histoire des femmes et du genre (ENS éditions). Bien implantées aux États-Unis, les études sur les femmes et le genre restent encore relativement marginales en France malgré un intérêt soutenu du public sur ces questions, notamment dans les milieux éducatifs. Jugées particularistes ou peu légitimes, elles rencontrent « de fortes résistances marquées d’indifférence, de scepticisme ou d’hostilité – une hostilité teintée d’antiféminisme et d’antiaméricanisme. » À l’université, il n’y a que cinq postes spécifiques d’histoire des femmes et du genre et, à la rentrée 2006, seuls quelques masters spécialisés (« Genres, politique et sexualité » à l’EHESS ou « Genre(s), pensées de la différence, rapport de sexe » à l’université Paris-VIII) ont vu le jour. C’est encore bien peu.
NOTES
(1) Christine Delphy, « L’invention du French feminism : une démarche essentielle », Nouvelles questions féministes, vol. XVII, n° 1, 1996.
(2) Voir François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Decouverte, 2003.
Pour en savoir plus
www.scienceshumaines.com/pourensavoirplus
• « Masculin-féminin: la nature du genre »
Martine Fournier, Sciences Humaines, n° 178, janvier 2007.
• « Les gender studies »
Sandrine Teixido, Sciences Humaines, n° 157, février 2005.