Durkheim 100 ans après

Émile Durkheim est mort le 15 novembre 1917, il y a un siècle. Considéré comme le père fondateur de la sociologie française, il a légué notions et méthodes qui structurent encore les sciences sociales. Pour autant tout le monde n’est pas durkheimien.

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Au-delà du cercle des historiens de la sociologie, l’influence d’Émile Durkheim reste vivante. En juin 2017, un colloque intitulé « La postérité de Durkheim », à l’initiative de Charles-Henry Cuin et Ronan Hervouet, s’est tenu à Bordeaux. Chaque intervenant s’est interrogé sur l’actualité de la sociologie durkheimienne dans son domaine de spécialité, qu’il s’agisse de la sociologie du travail, de la question de la citoyenneté, des relations internationales ou encore des études de genre. Cet article s’appuie sur l’ensemble des contributions qui y a été présenté.

Depuis trente ans, les livres de Durkheim sont réédités régulièrement, aucun cours d’initiation à la sociologie et aucun manuel n’ignorent le père fondateur. La Revue française de sociologie en 1986 et L’Année sociologique en 1999 – revue qu’il a fondée – ont consacré un numéro à l’actualité de Durkheim. L’influence du sociologue est d’autant plus forte et diffuse qu’elle passe par ses élèves et ses disciples, notamment Maurice Halbwachs, Marcel Mauss, François Simiand et beaucoup d’autres.

Il existe des durkheimiens revendiqués dans la plupart des pays où s’enseigne et se pratique la sociologie et les durkheimiens studies continuent à se développer. Un siècle après sa mort, Durkheim lui-même est devenu un des objets de l’histoire de la pensée sociale et de la sociologie (Marcel Fournier, Émile Durkheim, 1858-1917, Fayard, 2007). En ce sens, les études durkheimiennes ne sont pas seulement une affaire d’érudition. Les contradictions de Durkheim, parfois ses sentiments, ses angoisses et ses drames personnels, les chemins par lesquels il a construit sa pensée ne relèvent pas du cabinet de curiosité. Ils participent du travail des sociologues. C’est ce que peuvent léguer de meilleur ceux que l’on nomme les « pères fondateurs ».

Un vocabulaire et une méthode

Le premier legs de Durkheim concerne le vocabulaire sociologique (lexique). Les concepts d’anomie, de fait social, d’intégration, de solidarité, de régulation, de représentations collectives, de sacré, et l’idée même de société, empruntent tous à Durkheim. Soit il les a « inventés », comme celui d’anomie, soit il les a si fortement définis et mobilisés qu’il n’est pas possible d’en ignorer les conceptions durkheimiennes. Pensons aux concepts de crime, de division du travail, d’institution, d’individu ou d’éducation morale.

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Second legs : on peut être durkheimien de manière routinière et banale dans la méthode de construction et de traitement des statistiques sociales, en prolongeant et en sophistiquant les analyses de corrélations mises en œuvre dans Le Suicide, ou bien encore en utilisant la comparaison comme un mode de démonstration.

Cependant, l’influence de Durkheim a connu des hauts et des bas, elle a toujours été confrontée à d’autres paradigmes, à d’autres théories, notamment depuis les années 1970 quand le « fonctionnalisme » et le positivisme ont été mis à mal. Un siècle après sa mort, existe-t-il encore réellement des héritiers de Durkheim ?

Héritages en ligne directe

Il faut d’abord distinguer les « héritiers directs » de Durkheim. En France, tout sociologue normalement formé a lu Le Métier de sociologue publié en 1968 par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, constamment réédité depuis. De cette manière, il considère Les Règles de la méthode sociologique comme un bien commun : il sait qu’il faut « rompre avec les prénotions », que l’objet est construit et qu’il doit être soumis à l’épreuve des faits. Quels que soient ses choix théoriques, tout sociologue est durkheimien quand il essaie de dégager des corrélations – des variations concomitantes – afin de mettre en lumière des régularités, sinon des lois sociologiques. Il est plus durkheimien encore, comme les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet qui démontrent de manière durkheimienne que les hypothèses de Durkheim sur le suicide ne sont plus toutes valables dans le monde où nous vivons.

Nous assistons aussi à un retour des interrogations sur la solidarité et plus largement sur le solidarisme que Durkheim avait profondément influencé, dans un contexte où le déclin de la société industrielle et le chômage endémique mettent à mal l’État providence. Toutes les recherches sur le lien social et les risques d’anomie qui nous menacent empruntent peu ou prou à Durkheim. Pensons aux livres de Dominique Schnapper consacrés à l’intégration sociale ou bien encore aux recherches de Serge Paugam sur l’intégration inégale. Même si la filiation peut sembler a priori surprenante, Les Métamorphoses de la question sociale (1995) de Robert Castel participent aussi de l’héritage durkheimien ; la crise de la société salariale est un autre nom de la division du travail anomique.