Les États-Unis sont souvent perçus comme le « grand Satan » de l’écologie : développement effréné des OGM, gaspillage, mode de vie non durable, négationnisme climatique… Pourtant, les historiens s’accordent pour situer la naissance de l’écologie politique moderne aux États-Unis il y a cinquante ans, dans la foulée de la publication de l’ouvrage de Rachel Carson, Silent Spring 1. Ce paradoxe n’est en fait qu’apparent : ce n’est pas un hasard si le leaderde la seconde révolution industrielle a aussi été le premier à en expérimenter certains désagréments, et donc à générer en son sein un antidote. Autre paradoxe : les États-Unis ont été et restent pionniers en matière de recherche sur le climat, et ce sont des scientifiques américains qui ont les premiers tiré la sonnette d’alarme : dès 1979, un rapport alertait l’opinion sur le danger climatique ; et en 1988, un scientifique de la Nasa, Jim Hansen, faisait ouvertement part de ses inquiétudes à une audition devant le Congrès, suscitant un très fort retentissement médiatique.
Et pourtant, les émissions de gaz à effet de serre des États-Unis, en chiffres absolus ou par habitant, restent parmi les plus élevées au monde 2. Là encore, cependant, cette contradiction n’est qu’apparente.
Siècle américain, siècle du pétrole
Le rapport complexe de l’Amérique à l’écologie s’explique en fait par son histoire. Ce n’est pas pour rien que le « siècle américain » a aussi été appelé le « siècle du pétrole ». L’extraordinaire puissance des États-Unis repose depuis la fin du XIXe siècle en grande partie sur l’exploitation des énergies fossiles, en particulier l’or noir. Les hydrocarbures, dont l’exploitation commerciale a commencé en 1859 en Pennsylvanie, ont permis au pays de créer un mode de vie original. Ils ont assuré aux Américains une incroyable prospérité, grâce notamment au développement de nouveaux secteurs manufacturiers (industries automobiles, pétrochimiques…). Grâce à l’or noir, les États-Unis acquéraient en outre un avantage militaire et stratégique considérable sur leurs concurrents européens et japonais cruellement dépourvus de gisements. Pendant la Seconde Guerre mondiale, outre la propulsion des navires, des avions et des chars, le pétrole permettait de produire de nombreux produits dérivés stratégiques : toluène pour les explosifs, caoutchouc synthétique, nylon… Or les États-Unis furent, au cours des deux conflits mondiaux, les seuls, parmi les belligérants, à pouvoir produire sur leur territoire la quasi-totalité du pétrole nécessaire à leur effort de guerre.
Surtout, l’automobile, produite massivement à partir de 1908 (la Ford T), allait occuper au cours du XXe siècle une place toujours plus importante dans la vie quotidienne. Ainsi, à la fin des années 1960, près de la moitié des demandes en mariage étaient faites dans une voiture 3 ! L’automobile est depuis longtemps associée dans l’imaginaire américain à un instrument permettant d’accéder à l’autonomie, à la liberté… et à la nature. Paradoxalement, la mobilité accrue a en effet permis à de nombreux citadins de redécouvrir les espaces naturels, accélérant la création de parcs nationaux.
De puissants intérêts pétroliers et automobiles firent aussi pression pour accélérer l’avènement de cette nouvelle ère. Ces lobbies provoquèrent par exemple le démantèlement des tramways à Los Angeles et obtinrent d’exorbitants privilèges fiscaux. La taxation de l’essence – dont les recettes étaient affectées à la construction des routes – eut un redoutable effet démultiplicateur. Mais l’automobile fut adoptée avec enthousiasme par la majorité : les habitants d’une petite ville américaine prétendent ainsi dans les années 1920 qu’ils préféreraient ne pas manger que de renoncer à leurs voitures (4) 4! Il faut dire que les engins propulsés par des moteurs à explosion offraient de réels avantages par rapport aux modes de transport alternatifs. Par ailleurs, le pétrole semblait exister en quantité quasi illimitée (même si dès le début, comme pour le charbon, certains s’inquiétaient déjà de la pérennité de l’approvisionnement). C’est aussi, et enfin, aux États-Unis que fut développé en premier le nucléaire civil ; l’optimisme dans les années 1950 était tel que certains envisageaient une quasi-gratuité de l’énergie à court terme.