Edgar Morin « Nous devons apprendre à naviguer dans un océan d'incertitudes »

Relier les savoirs pour penser la complexité humaine : c’est le programme que s’est fixé Edgar Morin. À 100 ans, il raconte à Sciences Humaines sa trajectoire, ses combats, ses inquiétudes et ses espoirs face à l’avenir.

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Septembre 2021. Edgar Morin se remet tout juste du « tourbillon médiatique » de son centième anniversaire. Le penseur a fait le tour des plateaux télé et radio, a répondu sans relâche à nos consœurs et confrères. Il nous reçoit en visioconférence depuis sa maison de campagne, où il se repose depuis quelques semaines. Son dernier livre, Leçons d’un siècle de vie (2021), est paru au début de l’année. Il avait déjà suscité une vague d’invitations, que le penseur a enchaînée avec les « cérémonies » de son centenaire. Il évite maintenant toute sollicitation, mais il consent à faire une exception pour Sciences Humaines. Car entre lui et nous, les liens sont étroits. Il était à la une de notre tout premier numéro, en 1990. Jean-François Dortier, fondateur de Sciences Humaines, est ensuite devenu son ami, et Edgar Morin nous a accompagnés pendant plus de trente ans.

« Qu’il soit entendu que je ne donne de leçons à personne. » Ainsi débutent ses Leçons d’un siècle de vie. Ici non plus, rien de péremptoire. Il retrace à grands traits son aventure de pensée, nous livre ce qu’il a tiré d’un siècle d’existence et esquisse des perspectives pour l’humanité.

Vous venez de fêter vos 100 ans, et avez publié presque autant de livres. Qu’aimeriez-vous que l’on retienne de vous ?

J’ai eu de nombreuses étiquettes au cours de mon existence. Anthropologue, d’abord. Je le suis, mais pas dans le sens qu’a pris ce mot dernièrement. Il est devenu très circonscrit : au 20e siècle, il a été limité à l’étude des populations sans écriture, qu’on a appelées autochtones. Pourtant, au 19e siècle, en particulier en Allemagne, il désignait une discipline rassemblant les différents savoirs sur l’humain. Je me vois comme ce genre d’anthropologue. La question de la production des savoirs est par ailleurs au cœur de mon œuvre. En résumé, mon propos, c’est la boucle entre l’épistémologie (l’étude de la connaissance, ndlr) et l’anthropologie, la connaissance des humains. J’ai toujours voulu répondre à la question d’Emmanuel Kant : qu’est-ce que l’homme ? Pour ce faire, je dois répondre à une autre question : que peut-on savoir ? La réforme de la connaissance et de la pensée est pour moi un enjeu primordial. L’autocritique est une hygiène psychique essentielle. À la doctrine qui répond à tout, je préfère la complexité qui pose question à tout. Cette idée, que j’aimerais que l’on garde de moi, est formulée dans La Méthode, en particulier dans les tomes III, La Connaissance de la connaissance (1986) et IV, Les Idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation (1991).

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Ces derniers temps, on me rappelle également mon étiquette sociologique. C’est étrange, on retient cet aspect de mes travaux alors que ma sociologie a été très marginale et critiquée à son époque. Pour moi, ce n’est pas le noyau de mon aventure de pensée, qui culmine à la rédaction de La Méthode (1977-2004). Je ne suis pas non plus un philosophe au sens où on l’entend aujourd’hui. En quelque sorte, je suis un philosophe sauvage : pour moi, la philosophie, c’est la réflexivité, c’est le deuxième regard, que l’on retrouve chez tous les grands philosophes. Je me suis inscrit dans cette démarche, cherchant à prendre de la hauteur sur les connaissances produites par mes semblables. Ma philosophie n’est pas académique.