« L’empathie est la mode », nous dit Serge Tisseron. Le psychiatre sait de quoi il parle : lui-même est l’auteur de plusieurs livres et articles sur le sujet 1.
La mode de l’empathie – et des qualités qui lui sont associées comme la bienveillance, la gentillesse et la sollicitude – peut se mesurer à des indices assez sûrs : la courbe d’apparition du mot et le nombre d’ouvrages qui lui sont consacrés sont significatifs (figure 1) !
Depuis quelques années, l’empathie est étudiée sous toutes les coutures. Dans le monde animal : l’éthologue Frans de Waal se taille de beaux succès avec ses ouvrages sur l’empathie chez les primates, mais aussi les rats, les dauphins, les oiseaux. L’éthologie montre aujourd’hui que le règne animal n’est pas celui de la lutte de tous contre tous ; au contraire, la solidarité y est omniprésente. Chez le petit humain, l’empathie joue aussi rôle fondamental dès la naissance car la communication entre la mère et l’enfant est un enjeu crucial de développement du nourrisson 2. Et quand les parents ne sont pas là, ce sont les « allo-parents » (grands-mères, tantes, nourrices) qui prennent le relais. Pour l’anthropologue Sarah Blaffer Hdry, l’assistance des mères par des proches pour s’occuper des nourrissons est même indispensable à la survie. Dans aucune société humaine, une mère ne peut élever ses enfants complètement seule 3. Puis l’enfant grandit ; il doit à son tour devenir empathique à l’égard d’autrui. L’absence d’empathie est le signe d’un trouble de socialisation : autant dire que l’enfant concerné est un délinquant en puissance. Le psychologue et sociologue Omar Zanna propose d’ailleurs une « clinique éducative » pour « restaurer l’empathie chez les mineurs délinquants 4 » et ainsi permettre leur réinsertion.
Nul doute, l’empathie est donc devenue un enjeu humain majeur pour comprendre les humains et construire le « vivre ensemble ». Au travail, en famille, à l’école, à l’hôpital, et même en politique, l’empathie et son corollaire, la bienveillance, sont sollicités pour rendre les collectifs humains plus viables. On trouve même des cahiers d’exercice « pour apprendre à mieux être à l’écoute de l’autre »… ou à l’écoute de soi. Il y a quelques années, Jeremy Rifkin, gourou de la troisième révolution industrielle, voyait dans l’empathie la source de la civilisation humaine 5.
Que se passe-t-il ? Pourquoi un mot quasiment ignoré il y a une génération prend aujourd’hui une telle importance, au point d’en faire la condition essentielle de la vie en commun ?
L’empathie : mais de quoi parle-t-on ?
Le rôle majeur que l’on accorde à l’empathie est d’autant plus surprenant que le mot était inexistant dans la langue française il y a moins de cinquante ans ! En effet, comme l’a bien démontré le psychiatre Jacques Hochmann, le mot allemand « Einfühlung » qui signifie « ressenti de l’intérieur » date seulement de 1873. Son équivalent anglais, « empathy », apparaît en 1909 6. Quant au mot français « empathie », il date seulement des années 1960. Certes, les philosophes des Lumières (Hume, Rousseau), puis Adam Smith avaient utilisé le mot « sympathie » pour désigner l’union affective entre les personnes, mais la notion était restée assez marginale. La notion d’empathie (Einfühlung) entrera en psychologie, comme synonyme « d’intersubjectivité » à partir du 20e siècle. On la retrouve chez Freud, puis chez le philosophe Edmund Husserl, père de la phénoménologie, mais son « déferlement contemporain » date d’à peine vingt ans.
Trois significations
À y regarder de près, l’usage du mot est assez équivoque. Pour simplifier, trois significations sont généralement distinguées.
• L’empathie cognitive désigne la capacité à comprendre les pensées et intentions d’autrui. En psychologie cognitive, ont parle aussi de « théorie de l’esprit » – un mot bien sophistiqué pour désigner une chose simple : quand vous observez une personne dans le train la tête tournée vers la fenêtre, les yeux dans le vide, vous comprenez qu’il est en train de rêvasser. Si la personne se met à fouiller dans son sac, vous comprenez qu’elle cherche quelque chose. Bref, sans percer complètement ses pensées (à quoi rêve-t-elle, que cherche-t-elle ?), vous percevez globalement ses intentions. Cette capacité à lire dans la pensée d’autrui a fait l’objet de quatre décennies de recherches pour savoir si elle était le propre de l’homme. La question n’est pas vraiment tranchée (encadré ci-dessous).