Sciences Humaines :Dans plusieurs de vos publications, vous critiquez la recherche en éducation, parfois même de façon virulente. Que lui reprochez-vous ?
Jean-Marie Van der Maren : Quand on examine les grands projets de recherche en éducation, on constate que la plupart, reconnues et publiées, sont des recherches qui peuvent parfois être intéressantes pour les pouvoirs publics qui les subventionnent mais qui sont peu utilisables par les praticiens sur le terrain, qu'ils soient directeurs d'établissement, enseignants, parascolaires.
Pourquoi ? Parce que, comme Wilfred Carr et Stephen Kemmis l'avaient montré, les chercheurs des facultés et départements d'éducation, engagés dans une quête obsessionnelle de scientificité pour établir leur statut parmi l'ensemble des disciplines savantes, ont mis l'objet pédagogique à distance. Ils s'obligent à ce qu'on appelle la « rupture épistémologique », considérée comme une condition de la pensée scientifique, qui implique une suspension du jugement, ce qui est très bien, mais aussi la construction d'un langage abstrait, décontextualisé, et l'atomisation des situations. Les chercheurs construisent les problèmes de recherche sur l'éducation à partir de concepts et de méthodes empruntés principalement à la psychologie, à la sociologie, à l'économie et à la philosophie. Dès lors, préoccupés de rayonner parmi les autres universitaires et empruntant leur langage et leur mode de pensée, et donc ne s'adressant pas aux praticiens de l'éducation, comment ces chercheurs peuvent-ils espérer être lus et appréciés de ces derniers ?
Quelle devrait être, selon vous, la mission de la recherche en éducation ?
Fournir aux acteurs - et aux futurs acteurs - de l'éducation des théories ou des modèles qui soient les plus pertinents possibles aux actions que l'exercice de leur profession les amène à poser. Il s'agit là d'une exigence éthique. Dans une faculté de médecine, on dénoncerait vivement qu'un enseignement, et la recherche sur laquelle il s'appuie, n'aient pas de pertinence pour la pratique médicale. Pourquoi n'en est-il pas de même en éducation ? Nos étudiants continuent, après quelques journées de stage, à disqualifier les théories, bien qu'elles soient savantes, certes, mais surtout déconnectées des contraintes, des priorités, des urgences et des difficultés concrètes de l'action dans les écoles. Il faut donc, en lui donnant des moyens et une reconnaissance, accorder une place plus importante à la recherche pédagogique. Mais pas n'importe laquelle : celle qui part des problèmes de la pratique, non pas comme alibi pour tester des théories, mais en tant que noyau de la construction des connaissances pédagogiques.
Ceci ne peut se faire que par la description et le questionnement des raisons de l'action pédagogique, avec ses succès et ses échecs, grâce à une présence sur le terrain avec l'accueil complice de ses acteurs. Dans une telle entreprise, le dialogue et le respect des praticiens sont essentiels : il faut entendre les problèmes et la manière dont ils se posent et s'exposent avant d'avoir la prétention de les comprendre, de les expliquer ou de vouloir les modéliser.
Mais pour les entendre et les comprendre, il faut abandonner le projet de construire une représentation, une image idéale, externe et générale, qui pourrait être exploitée comme une norme, comme un critère permettant un jugement de l'action et du praticien. Les chercheurs que nous sommes doivent accepter que ce que nous avons à construire avec les acteurs, c'est une présentation de l'action à leur usage et non pas sa représentation pour notre usage.
Expliquez-nous cette distinction entre présentation et représentation.
La distinction entre présentation et représentation est importante. C'est un peu comme la différence entre le commentaire qu'un acteur fait depuis les coulisses à propos du jeu de celui sur la scène et la chronique qu'en écrit le critique. Ce dernier vit en exploitant le travail de l'acteur sans jamais avoir à le faire, alors que l'acteur en coulisse le vit en sachant qu'il pourrait avoir à monter sur scène à son tour. La présentation tient donc nécessairement compte du contexte concret de l'action. La présentation de l'action est sa communication à un autre considéré comme partenaire ou complice pouvant partager le sens de l'action. Sa représentation en est par contre une élaboration générale, décontextualisée, et accessible, par l'abstraction, à ceux qui ne sont pas du métier, n'en partagent ni les valeurs ni la vision et qui, surtout, n'auront pas à l'exécuter.