Un fil conducteur guide vos recherches : la question de l’insertion des jeunes d’origine populaire. Pourquoi avez-vous choisi d’étudier ce sujet en particulier ?
J’ai une formation d’économiste. Je me suis converti à la sociologie progressivement, pendant mes études à Sciences Po. Puis, j’ai passé le concours de l’agrégation pour être professeur de sciences économiques et sociales. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser vraiment à la sociologie : j’ai lu Pierre Bourdieu et les travaux sur les classes populaires de Michel Pialoux, notamment son article dans les Actes de la recherche sur les jeunes intérimaires.
Il y a un arrière-fond biographique aussi à mes travaux : adolescent, j’ai constaté par moi-même l’élimination scolaire des enfants de milieu populaire. Lorsque j’étais au collège, mes copains de foot de familles populaires étaient tous orientés en CAP alors que des enfants de milieux plus favorisés allaient au lycée général. Entre les lycées techniques et les lycées généraux, il existait une barrière symbolique, mais on n’en parlait pas.
Pour revenir à mon parcours de recherche, j’ai réalisé ma thèse de 1988 à 1995 en travaillant avec M. Pialoux auprès des enfants d’ouvriers de Sochaux-Montbéliard, un bastion industriel. Ma recherche posait la question suivante : que deviennent les enfants d’ouvriers alors que les usines dans lesquelles travaillaient leurs parents ne recrutent plus ? Quelles perspectives professionnelles et personnelles s’offrent à eux ? J’ai continué mes recherches dans cette voie : l’insertion professionnelle, l’influence de la famille et des réseaux de sociabilité (le quartier, les associations, les clubs de sport…). Le sujet s’est imposé à moi.
Quand avez-vous commencé à vous préoccuper de la situation des enfants d’immigrés ?
J’aborde la question de l’immigration lors de ce travail de thèse. À cette période, dans les années 1990, je m’aperçois que les enfants d’immigrés sont en quête de reconnaissance. Ils acceptent volontiers de venir me parler, pour témoigner, pour raconter leur vie et surtout, pour être perçus autrement. Il faut rappeler le contexte. Dès les années 1980, avec la Marche des beurs, la deuxième génération d’immigrés émerge dans l’espace public. Ils essaient de s’intégrer face à la montée du chômage, mais une partie de la société se crispe à leur égard. Ils dénoncent le racisme qu’ils vivent. Le Front national émerge dans les urnes.
Un autre fait marquant explique cette demande de reconnaissance. En 1995, les terroristes islamistes Khaled Kelkal (beur de la banlieue lyonnaise) et Boualem Bensaïd commettent les attentats du métro Saint-Michel. Cette ambiance particulière est pesante pour les immigrés algériens et leurs descendants. Ils découvrent les contrecoups du terrorisme à travers le regard réprobateur qu’adoptent certaines franges de la population.
Comment cette caractéristique, le fait d’être un enfant d’immigrés, influence-t-elle leur vie ?
Comme les enfants de milieu populaire, leur parcours scolaire et professionnel n’est pas linéaire. Ces jeunes rencontrent aussi des difficultés spécifiques, en raison de leurs origines. Les travaux des historiens Gérard Noiriel ou encore ceux du sociologue Abdelmalek Sayad ont bien montré que jusqu’à la fin des années 1970, les immigrés d’origine maghrébine s’intégraient à la société française par le travail, vaille que vaille. Depuis le 19e siècle, le travail favorise l’intégration, que ce soit les Italiens, les Polonais, les Espagnols, ou les autres. Le travail crée des sociabilités (amis, etc.), donne accès à des loisirs ou encore permet de fonder une famille. Pourtant, dans les années 1980-1990, ce moteur d’intégration, l’emploi, s’est enrayé. En 2014, 43 % des jeunes de 18 à 24 ans d’origine maghrébine, qui sont sortis du système scolaire, sont au chômage (Portrait social de l’Insee). Ils ont du mal aujourd’hui à accéder à des emplois stables. Ils passent par des jobs précaires, des périodes de chômage. Ils n’ont jamais vraiment le sentiment d’avoir une place stable.