Lundi 8 heures, centre professionnel et de pédagogie appliquée de Vitry-sur-Seine. Bernard Benattar, comme chaque mois, anime un atelier de philosophie avec des travailleurs sociaux, qui sont pour la grande majorité des assistantes sociales. Des femmes de tous âges sont assises autour de tables disposées en un grand carré. La plupart sont des habituées qui fréquentent avec assiduité cet atelier mensuel proposé au titre de la formation à ceux qui le souhaitent. Le thème du jour : « De quoi je me mêle ? L’intimité ». Au début, des questions très concrètes viennent au premier plan. Faut-il se mettre à la place de l’usager que l’on a face à soi ? Quelle distance ? Quelle empathie ? Deux participantes semblent en désaccord. Au fur et à mesure de la discussion, il apparaît que ce désaccord est le reflet des contradictions, des tensions au cœur de leur métier. « Comprendre tout en gardant la distance », « entrer dans l’intimité de l’autre pour qu’il se la réapproprie », instaurer un rapport de confiance tout en étant un « rouage dans une institution de contrôle »… Les participantes prennent au sérieux l’idée qu’il s’agit d’un atelier philosophique : il exige de ne pas s’en tenir à la description de leur quotidien mais de prendre du recul et d’aborder le problème dans toute sa généralité. B. Benattar, avec souplesse, calme le rythme quand les participantes passent trop vite sur un point qu’il juge important. Il reprend certains termes, interroge, rebondit, citant parfois un philosophe ou s’appuyant sur un exemple tiré de la presse.
Après le déjeuner, pour relancer la réflexion, il propose qu’un entretien avec Pierre Pachet sur l’intériorité, tiré de la revue Rue Descartes(1), soit lu à tour de rôle à haute voix dans son intégralité. Texte long, difficile.Si certaines remarquent qu’elles ont parfois perdu le fil, elles parviennent pourtant à faire raisonner ce texte avec leur expérience : leur « intrusion » dans l’existence d’autrui, les limites de leur aide… Mais aussi la manière dont elles « reconstruisent l’intimité de l’usager par la parole », dont elles dévoilent la « cohérence derrière la confusion », la manière dont elles essaient de « restaurer l’estime de soi »… La discussion est serrée, mais l’heure tourne et l’atelier prend fin. Tel Ulysse, les participantes qui ont fait un long voyage, parfois bien éloigné de leur quotidien professionnel, sont revenues à bon port, avec dans leurs cales des analyses éclairantes. « On est tout le temps dans le “faire”. On n’a pas le temps de se poser. Ici, on peut prendre le temps, on réfléchit sur ce qu’on fait, c’est important aussi pour retrouver du sens à son travail », explique l’une des participantes. Cela fait une dizaine d’années que B. Benattar anime des ateliers de philosophie du travail. Des interventions d’une durée variable (quelques heures, plusieurs jours…) auprès de professionnels de tous horizons : de chefs de chantier dans les travaux publics aux travailleurs sociaux, de dirigeants de PME au personnel de crèche… Après ses études de philosophie, il a suivi une formation de psychosociologue du travail qui l’a amené à arpenter le monde professionnel. Peu à peu, il a décidé de mettre en avant la philosophie jusqu’à en faire le cœur de son activité. « Les questions ne sont pas posées uniquement à partir de l’expérience de chacun. Si le vécu des participants peut être invoqué, c’est pour nourrir une réflexion qui se veut générale et non égocentrée », explique-t-il. C’est là pour lui la spécificité de l’approche philosophique. Si les cafés philo sont bien connus, on ignore souvent la multiplicité des pratiques de la philosophie. Elles se déploient dans la cité avec un succès grandissant : en entreprise, auprès d’enfants dans des écoles, dans des consultations philosophiques individuelles, à l’hôpital, en prison, dans les maisons de la culture, les médiathèques, les universités populaires, les foyers de jeunes travailleurs et même les maisons de retraite (encadré ci-dessous). La philosophie essaime et conquiert de nouveaux territoires. Ces nouvelles pratiques philosophiques (NPP) suscitent de l’enthousiasme mais aussi de fortes résistances, notamment chez certains professeurs de philosophie de classe terminale ou parmi les universitaires. Ne renonce-t-on pas aux exigences qui sont au cœur de l’exercice philosophique ? Ou pour le dire de manière plus radicale encore, ces nouvelles pratiques n’auraient-elles de philosophiques que le nom ?
Le café philo,un lieu de liberté
Les cafés philo qui ont fleuri depuis leur création en 1992 par Marc Sautet sont au cœur de ces interrogations. Ils donnent parfois lieu à un simple étalage d’opinions où manque l’écoute mutuelle. Il faut dire qu’ils accueillent souvent un public nombreux et hétérogène. Le rôle de l’animateur est central pour faire respecter les règles de la discussion. Il ne s’agit pas seulement de distribuer la parole, mais d’amener un groupe à avancer dans sa réflexion, à problématiser, à conceptualiser, à argumenter… Bref, à sortir de la simple « doxa ». Certains font alors le choix pour « cadrer » la réflexion d’ouvrir le café philo par une intervention préalable, une miniconférence. L’expression « café philo » prend aujourd’hui une acception très large : elle peut désigner des discussions philosophiques dans un café, mais aussi dans d’autres lieux comme la prison ou l’hôpital. Le café philo apparaît comme un lieu de liberté et d’échanges, bien éloigné de la philosophie académique.
Pour Michel Tozzi, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Montpellier-III, « c’est l’un des grands intérêts de ces nouvelles pratiques philosophiques que de revisiter la question des frontières entre philosophie et non-philosophie. À partir de quand commence-t-on à philosopher ? Y a-t-il des critères pour définir si l’on n’est pas encore dans la philosophie ? Avec ces nouvelles pratiques, qui s’adressent à un public beaucoup plus large, on rôde aux frontières. » Longtemps professeur de philosophie en terminale dans des lycées techniques, M. Tozzi a assisté à la démocratisation du lycée à partir des années 1980. Comment enseigner à ces nouveaux lycéens et sortir de l’élitisme de l’enseignement philosophique ? Il a soutenu sa thèse en 1992 sous la direction de Philippe Meirieu pour élaborer d’autres outils pour philosopher. Puis il a découvert à la fin des années 1990 la philosophie avec les enfants. Il met alors sur pied sa propre méthode (encadré ci-dessous), en appliquant ce qu’il avait élaboré jusqu’alors pour le lycée. Il est aujourd’hui l’une des figures de proue en France de cette pratique connue sous le nom de « discussion à visée philosophique » (DVP). Sous son impulsion se met en place un intense travail d’analyse sur la philosophie avec les enfants : au sein de la revue internationale de didactique de la philosophie, Diotime, ou dans des travaux de recherche (à ce jour il a dirigé huit thèses sur la question). En outre, M. Tozzi forme des professeurs des écoles intéressés par la philosophie avec les enfants et anime un café philo depuis treize ans ainsi que des ateliers de philosophie pour adultes à l’université populaire de Narbonne qu’il a cofondée en 2004. Avec toujours une visée politique : celle de faire accéder le plus grand nombre à une « citoyenneté réflexive ».