« Je l’aime, je l’ai toujours aimée. Sans elle je ne serais rien sur terre,
C’est le soleil de ma vie ! Et elle m’aime aussi…
Quand je ferme les yeux, je pense à elle,
Je la vois près de moi qui me sourit…
Elle a toujours été là pour me consoler.
Dès que je suis né, j’ai tout de suite vu que c’était elle que j’aimerai toujours.
Et bien savez-vous qui c’est ?
Je parle de ma mère… »
Du haut de ses 9 ans, la voix un peu rauque, le débit ultrarapide, l’air grave, Sullivan lit son poème. Trois fois par semaine, dans cette classe de CM1-CM2, un temps est consacré à la « présentation de travaux », créations littéraires, mathématiques, ou autres productions issues des recherches des élèves. Suit, cet après-midi-là, un exposé sur les dauphins concocté par deux fillettes, puis la classe se déplace dans la bibliothèque pour écouter non moins attentivement un exercice musical de percussions, réalisé par Kévin, Aymane et Yusuf, dont l’application passionnée n’a d’égale que la concentration de leurs camarades qui les écoutent.
La scène se passe dans un quartier populaire de la banlieue lilloise. De la maternelle au CM2, au groupe Concorde de Mons-en-Barœul (1) – qui appartient à un réseau d’éducation prioritaire (rep) –, on pratique une pédagogie fondée sur l’expression, la communication, l’entraide et la gestion coopérative, depuis 2001. A cette époque, le groupe scolaire est menacé de fermeture en raison des mauvais résultats et de la violence qui y règne, entraînant la fuite des parents. Avec l’accord de la hiérarchie administrative, une équipe d’enseignants du mouvement Freinet propose de mettre en œuvre un projet global, de la maternelle au CM2.
Le statut expérimental de l’école lui vaut de fonctionner depuis lors sous le regard vigilant d’une dizaine de chercheurs en éducation (didacticiens, psychologues, sociologues), qui assure le suivi évaluatif du projet (2).
Une école Freinet en quartier sensible
Lourde charge en réalité pour l’équipe du laboratoire Théodile (université Lille-III), tant les pratiques pédagogiques d’une telle école brouillent les repères classiques de ce qu’historiens et sociologues de l’éducation appellent la « forme scolaire » ! Point de traditionnel découpage disciplinaire dans l’emploi du temps, organisé en séquences de « travail personnel » (selon un plan de travail individualisé pour chaque élève), moments de travail collectif (la correction par la classe d’un texte d’élève ou d’une lettre aux correspondants…), plages consacrées à la création littéraire, à la recherche mathématique ou à la préparation d’exposés (restitués sous forme de « conférences »), sans oublier les très importants conseils d’élèves, destinés à réguler l’organisation coopérative, pour désigner les responsables du matériel et de son rangement ou pour gérer les problèmes occasionnés par ceux qui n’ont pas respecté les « lois » de la classe…
La discipline et les sanctions elles-mêmes sont aux antipodes de celles que revendiquent aujourd’hui les nostalgiques d’un ordre ancien. A l’école primaire Concorde, la classe est un lieu de vie ouvert, où les élèves viennent s’installer bien souvent avant l’heure « légale », et circulent librement pour s’adonner à leurs activités, en respectant la consigne de l’école : parler à voix basse et ne pas déranger les autres.
Et de fait, un surprenant climat de sérénité règne dans les classes (dont les portes restent ouvertes) et dans les halls. L’école ressemble à une ruche dans laquelle les uns par petits groupes s’adonnent à leur recherche du moment, les autres travaillent en solo selon leur plan de travail individuel, sur les ordinateurs, d’autres encore participant à un « stage » dans le hall où les enfants du CP sont en train de mettre en scène une historiette de leur choix…
« Je trouve que tu n’aurais pas dû écrire tout de suite “sans elle je ne serai rien sur terre”, tu aurais dû faire durer le suspense pour qu’on ne découvre qu’à la fin qu’il s’agissait de ta mère… Ainsi on aurait pu se demander s’il s’agissait de ta sœur, de ta petite amie… » Lors de la séance de restitution de travaux, chaque présentation est commentée, discutée et tous les élèves semblent prendre leur rôle très au sérieux. Aucun rire, aucune moquerie n’ont fusé lors du récit de Sullivan, ce qui aurait certainement été le cas ailleurs ; ici, cela semble hors de propos. Les critiques sont rigoureuses et doivent s’accompagner de propositions.
Le morceau de percussion a lui aussi été finement analysé, offrant aux compositeurs en herbe des pistes exigeantes pour leur prochaine prestation. Quant à l’exposé sur les dauphins, il a suscité nombre de questions ouvrant la voie à de futures recherches… « Ici, les élèves ne sont pas simplement acteurs de leurs apprentissages, ils en sont aussi les auteurs », commente Sylvain Hannebique, qui conduit les CM1-CM2 et dirige aujourd’hui l’école. C’est peut-être pourquoi chacun prend son rôle si au sérieux et que la sanction la plus pénalisante est de se retrouver (pour un temps) exclu de cette dynamique…
Ce jour-là, c’est la timide petite Harmonie qui distribue la parole aux élèves ou au maître. Car la grande liberté
dont jouit chacun dans le cadre de cette école s’accompagne de rituels très codifiés qui structurent la vie et le travail. Pour parler au « Quoi de neuf ? » par exemple, qui ouvre la journée de la maternelle au primaire, il faudra s’être inscrit si l’on a quelque chose à raconter et, là aussi, répondre aux demandes de précisions des camarades. Ces entretiens du matin sont ensuite consignés dans le « livre de vie » et feront partie du patrimoine commun qui cimente la culture de la classe. « Le paradoxe est que ces dispositifs très structurés autorisent une grande liberté dans les cheminements individuels et permettent ainsi à chacun de construire son autonomie et de développer sa réflexivité : l’enfant n’est pas désapproprié de son travail », déclare Yves Reuter, directeur du laboratoire Théodile (3).