Depuis Aristote et Montesquieu, nombre de théoriciens politiques ont cherché à classer les régimes politiques selon des échelles souvent très minutieuses. Au gré des époques, les penseurs ont ainsi catégorisé la république, la démocratie, la monarchie, l’autocratie, la tyrannie, le despotisme ou encore le totalitarisme. La pensée politique moderne s’est, elle, attachée à mettre en exergue ce qui distinguait les régimes démocratiques, d’une part, des régimes autoritaires et totalitaires, de l’autre.
En 1965, Raymond Aron procède à une étude comparée des États démocratiques et des États totalitaires à partir d’une analyse des institutions politiques qui se développent dans les sociétés de part et d’autre du rideau de fer. Il isole alors une variable principale permettant de distinguer le totalitarisme de la démocratie : la pluralité des partis politiques. Il oppose ainsi deux idéaux-types : les régimes de partis multiples, d’une part, et les régimes de parti monopolistique, potentiellement despotiques, de l’autre.
En 1975, c’est aussi sur ce critère du pluralisme politique que le politologue Juan J. Linz fait reposer sa théorie des régimes modernes, élaborée cette fois sur un mode ternaire. Dans son ouvrage Régimes totalitaires et autoritaires (Armand Colin, 2007), l’auteur différencie autoritarisme, totalitarisme et démocratie. Pour lui, l’autoritarisme repose sur « un pluralisme politique limité », tandis que le totalitarisme se caractérise par une négation complète du pluralisme et un monopole idéologique selon lequel seul le parti détiendrait la vérité. Le régime démocratique, quant à lui, consiste en l’organisation d’une expression politique libre et pluraliste. Ainsi, les autoritarismes ont communément été distingués des gouvernements démocratiques par « la fermeture des lieux de décision, les entraves à la libre expression des idées et intérêts concurrents, et l’absence d’élections compétitives libres et honnêtes (1). »
Le brouillage des repères
Mais aujourd’hui – à l’ère du posttotalitarisme et de la démocratisation –, aucune de ces typologies des régimes politiques ne parvient à s’imposer et à structurer l’analyse en science politique. Nous assistons plutôt à un brouillage des repères relatifs à la distinction entre ces deux grands types de régimes. Alors que la démocratie est aujourd’hui un modèle de régime vers lequel tendent la plupart des sociétés, dans le même temps, les démocraties modernes sont en but à de nombreux défis et mises en cause : faible représentativité des élites au pouvoir, poids des lobbies économiques dans les décisions politiques, justice à deux vitesses, etc. Ces sentiments d’un déficit démocratique génèrent un taux d’abstention électorale élevé, ou encore une désaffection généralisée vis-à-vis des partis politiques ou des syndicats. A l’inverse, sous la pression des opinions publiques et des bailleurs de fonds internationaux, de plus en plus de régimes autoritaires intègrent des pratiques propres aux systèmes démocratiques, par la tenue régulière d’élections et l’intégration dans le jeu politique d’acteurs issus de la société civile. De plus, à l’heure d’Internet, la manipulation des médias et de l’opinion publique est rendue plus difficile de la part de régimes jusque-là peu scrupuleux. Plus soucieux d’offrir une image empreinte de tolérance et de modération, ils sont contraints de donner des gages d’ouverture démocratique aux acteurs nationaux et internationaux.
L’avènement des régimes hybrides
Ainsi, comment classer le système politique russe ? En effet, la Russie dispose de mesures dites essentielles en matière de démocratie : élections libres du Président et du Parlement par le peuple, inscription de la séparation des pouvoirs dans la Constitution, création en 2005 d’une Chambre civile pour la protection des droits de l’homme. Pour autant, la pression politique exercée sur les médias – dénoncée par les ONG et des journalistes tels qu’Anna Politkovskaïa, assassinée à Moscou en 2005 – ou encore l’organisation d’un pouvoir exécutif fort, bridant un Parlement faible et rendant difficile l’organisation des partis politiques, réfèrent à des pratiques clairement autoritaires. Dans une autre perspective, différents Etats africains – dont le Ghana, le Cameroun et la Côte d’Ivoire – ont depuis les années 1990 fait des efforts en matière d’intégration politique d’acteurs issus de la société civile. Plus largement, presque toute l’Afrique subsaharienne a initié à la même période des réformes de décentralisation, censées garantir un processus de démocratisation par l’émergence de pouvoirs locaux et une participation politique accrue. Au Maroc, la décentralisation opérée depuis les années 1990 était censée faire émerger des dispositifs de démocratie locale. Mais, concrètement, elle est restée lettre morte, car soumise à un strict contrôle du palais et du gouvernement central. Comme le souligne le politiste René Otayek, c’est majoritairement sous l’impulsion externe d’institutions internationales que ces réformes en faveur du pluralisme ont été envisagées. Elles ont été le plus souvent imposées comme conditions sine qua non aux aides financières internationales dans cette région du monde (2).