En trois ouvrages qui ont ponctué la décennie 1990, le sociologue Alain Ehrenberg avait décrit en précurseur les transformations liées au déclin de la société disciplinaire et à l’émergence d’un nouvel individu. Le point de départ de sa réflexion, explique-t-il, c’est en effet que « l’on a assisté au cours des cinq ou six dernières décennies à la généralisation des valeurs de l’autonomie à l’ensemble de la vie sociale. L’autonomie, c’est-à-dire en gros les valeurs de choix, de propriété de soi et d’initiative individuelle. L’un des changements majeurs est le déplacement de toutes nos valeurs vers l’activité et l’entrée dans un type de socialité où chacun doit être l’agent de son propre changement ». Or parallèlement, comme il l’a montré dans L’Individu incertain et La Fatigue d’être soi en particulier, « tout ce qui concerne la subjectivité individuelle, les affects, les émotions, la vie psychique, voire la vie “cérébrale”, est passé au centre de la vie sociale via la santé mentale et la souffrance psychique. Nos relations sociales se donnent de plus en plus dans un langage des affects qui se distribue entre le bien de la santé mentale et le mal de la souffrance psychique ». Autrement dit, « l’autonomie telle qu’elle se donne concrètement aujourd’hui est intimement liée à la subjectivité ». D’où l’idée qu’il développe, selon laquelle les changements dans la manière d’agir se sont accompagnés de changements dans la manière de subir : « On oublie, je crois, que l’autonomie est quelque chose que l’on subit. »
Dans son dernier livre, La Société du malaise, il a souhaité remettre ces transformations en contexte. L’ambitieuse comparaison qu’il mène de la manière dont la France et les États-Unis lient « malheur personnel et mal commun » révèle combien notre pays a une manière singulière, et pessimiste, de vivre les transformations liées à l’entrée dans une société de l’autonomie.
Qu’est-ce qui vous a amené à cette comparaison entre ces deux sociétés individualistes que sont la France et les États-Unis ?
Si les statistiques de santé mentale indiquent que, partout, 20 à 25 % de la population est atteinte chaque année par une pathologie mentale, essentiellement anxieuse et dépressive, les significations sociales qui leur sont attribuées varient. Le « malaise dans la société », l’idée qu’il s’est produit un affaiblissement du lien social et une surcharge de responsabilités sur l’individu est particulièrement prégnante en France.
J’ai voulu mettre en perspective le cas français en le comparant au cas américain, et cela pour deux raisons. La première est que la référence à la personnalité, au self, est une institution aux États-Unis alors que le concept d’institution est difficilement compréhensible là-bas. C’est le contraire chez nous. Le self est un concept social américain, avant d’être un concept philosophique et psychologique. Il n’est pas un isolat, mais la suture entre le personnel et le commun. L’égalité y est conçue en termes d’opportunités : il s’agit de permettre à chacun de saisir des opportunités et d’entrer dans la compétition. En France, le concept social correspondant est celui d’institution. L’Institution fait le lien entre le particulier et l’universel, elle est le sacré du groupe. Elle s’investit dans l’État, qui met en mouvement la société et représente la solidarité de la société à l’égard de chacun, et notamment des plus faibles. L’égalité y est conçue d’abord en termes de protection.