Entretien avec Emily Martin : « Aux Etats-Unis, on valorise les états maniaques »

Voyage en terres bipolaires est le récit d’une anthropologue américaine,
 elle-même bipolaire. Elle livre un témoignage surprenant de la manière 
dont sont perçus ces malades au pays des self-made-men.

Professeure d’anthropologie sociale à la New York University, Emily Martin signe un livre décapant sur la place de la manie et de la dépression dans la culture américaine, qui vient tout juste d’être traduit en français. Présentations de malades, groupes d’usagers, congrès de psychiatres, forums où se discute le choix des traitements pharmacologiques… Non seulement E. Martin a enquêté de l’intérieur en tant qu’anthropologue dans tous les lieux où se décide le diagnostic de bipolarité, mais elle a choisi avec pudeur, rigueur et dignité de s’inclure dans le tableau de son enquête en faisant part de son expérience. Car E. Martin est aussi une personne bipolaire. À Sciences Humaines, elle confiait lors de sa récente venue en France : « Vivre en tant que personne bipolaire m’a apporté quelques avantages pour mes recher­ches : je pouvais légitimement participer à des groupes de soutien. Il me semble aussi qu’être une anthropologue diagnostiquée bipolaire a fait de moi une curiosité pour les psychiatres mais aussi pour les représentants des laboratoires pharmaceutiques. Être diagnostiqué avec une maladie mentale grave signifie que vous occupez un espace social méprisable. Historiquement et de nos jours encore, être décrit comme un malade mental fait de vous le contraire d’une personne rationnelle et ordonnée. On devient assimilé au monde de l’irrationnel, du désordre, à une personne qui n’obéit à aucune règle. Être dans cette position tout en étant professeure dans un certain nombre des plus grandes universités américaines m’a permis de voir combien il est difficile pour les grandes institutions aux États-Unis – le droit, la justice pénale, l’éducation – , de reconnaître qu’il y a des degrés de rationalité chez chacun d’entre nous. Au lieu de cela, nous demeurons captifs d’une conception du “ou bien, ou bien” : ou bien vous êtes un malade mental, ou bien vous êtes en bonne santé mentale, fou ou sain d’esprit, sans espace possible entre les deux. J’ai écrit ce livre précisément pour faire la lumière sur les richesses insoupçonnées de cet espace de l’entre-deux. »