« Le latin est bon parce qu’il apprend à s’ennuyer », écrivait Stendhal. Avec Florence Dupont, aucun risque. Cette antiquisante à l’œuvre dense et provocatrice s’attache méthodiquement à décaper les études anciennes, quitte à faire bondir sur leurs strapontins poussiéreux quelques-uns de ses collègues. À la version, « exercice peu intéressant », elle préfère la subversion, celle qui l’a conduite à comparer l’Odyssée à Dallas (Homère et Dallas, 1991), à briser l’opposition entre culture savante et populaire (L’Invention de la littérature, 1998), à faire intervenir Rome dans le débat sur l’identité nationale (Rome, la ville sans origine, 2011) ou à s’immiscer dans les disputes les plus houleuses sur le genre. Son histoire personnelle, si elle ne saurait à elle seule justifier son œuvre, éclaire cette propension à l’audace. Fille naturelle du célèbre latiniste Pierre Grimal (elle n’a connu l’identité de son père que vers l’âge de 20 ans) et d’une mère communiste, homosexuelle assumée (mariée au Canada), nourrie d’anthropologie historique façon Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, elle confie avoir choisi d’étudier Rome pour libérer son imaginaire. « Lire, comprendre, critiquer, discuter était mon oxygène », précise-t-elle. Elle rend la pareille à ses élèves et lecteurs. Avec elle, le latin n’apparaît plus comme cette vieille aristocrate ruinée et passablement aigrie, dont l’étude serait réservée à quelques marginaux privilégiés. C’est la langue de la fête, de la musique, de l’amour, des banquets et Rome devient un continent enfoui grouillant d’histoires et de personnages émancipateurs.
Dans son dernier livre, L’Antiquité, territoire des écarts, elle propose de penser les relations entre l’Antiquité et aujourd’hui non en termes de généalogie, mais en termes d’écart. Explications.
Rome et Athènes sont souvent présentées comme la matrice de notre civilisation, notamment par les défenseurs des humanités classiques. Vous récusez quant à vous cette idée. Pourquoi ?
Parce que c’est une idée fausse et insupportable. Les Grecs auraient été en quelque sorte un peuple élu chargé d’apporter la culture à l’humanité : la philosophie, la science, le théâtre, la démocratie… Des auteurs comme Jean-Pierre Vernant ou Pierre Vidal-Naquet ont bien montré que cette thèse d’un « miracle grec » n’est pas pertinente. Les savoirs ont circulé partout, sans que Rome ou Athènes soient spécialement privilégiées. C’est aussi très dérangeant par rapport aux autres civilisations. Les Indiens ou les Japonais sont un peu surpris quand on leur assène que les Grecs ont inventé le théâtre… Les sociétés grecque et romaine ont été des sociétés comme les autres. Cela ne signifie pas que nous n’ayons pas un rapport privilégié avec elles, mais il n’y a aucune raison d’y voir la matrice de toute civilisation. C’est pourquoi je préfère fuir les fausses ressemblances et concevoir l’Antiquité comme un monde différent, avec ses propres traditions de pensée et modes de vie. C’est un continent enfoui dont l’exploration nous permet d’élargir notre connaissance de l’humanité et de ses variantes.
Vous avez intitulé votre livre L’Antiquité, territoire des écarts. Pourquoi parler d’Antiquité en terme d’écarts, et non pas en termes de différence, d’étrangeté ou d’altérité, expressions plus claires ?
J’ai choisi cette approche à cause du statut que l’Antiquité grecque et romaine a dans notre monde contemporain. Dans les kiosques, les couvertures des magazines annoncent « la guerre », « les bibliothèques » ou « l’élevage du poulet »… « de l’Antiquité à nos jours ». L’Antiquité fonctionne ainsi comme notre origine fantasmée, comme le point de départ d’un grand récit qui nous donnerait notre identité. C’est pourquoi on ne peut pas penser l’Antiquité comme une culture radicalement autre, tels les anthropologues étudiant la vie des Yanomanis ou des Aborigènes d’Australie. On ne peut pas non plus voir dans Rome ou les cités grecques des mondes clos et cohérents, qui se suffiraient à eux-mêmes, comme par exemple le fait J.‑P. Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs.