Lorsqu’une personne s’inscrit sur le réseau social Facebook, la première chose qu’elle fait est généralement de conjurer l’affaiblissement apparemment inéluctable de ses relations sociales passées. Tous les vieux copains d’école qu’elle avait perdus de vue, tous les parents qui avaient déménagé à l’étranger reviennent au galop. Au lieu de nous asseoir seuls devant la télévision, voilà qu’avec Facebook nous passons des heures à inspecter les détails mineurs de la vie de gens en chair et en os. Assisterions-nous à la résurrection d’un sens de la communauté que nous avions perdu depuis longtemps ?
La naissance de Facebook est un véritable défi pour les sciences sociales. Songeons un instant au récit désenchanté qu’elles nous livrent depuis leur naissance. Il fut un temps où l’humanité vivait au sein de communautés resserrées et rassurantes, avant que deux siècles d’industrialisation, d’urbanisme et de capitalisme la plongent dans l’individualisme et l’anomie. D’Émile Durkheim à Georg Simmel, c’est, à gros traits, de cette manière que les pères fondateurs des sciences sociales racontent comment nous avons perdu notre humanité essentielle. Alors que la sociologie documente notre chute dans la modernité, l’anthropologie s’emploie quant à elle à recenser les réminiscences de la société authentique. Les anthropologues vont même jusqu’à nier l’existence des individus : ils préfèrent parler de personnes enserrées dans des relations sociales, des rapports de parenté par exemple. Bref, chaque personne est en quelque sorte le point d’accroche d’une multiplicité de réseaux sociaux. « Réseaux sociaux » ? Cela vous dit quelque chose ? Eh oui, le concept fétiche des anthropologues est sorti des publications universitaires, et ce non pour décrire les pratiques de quelque peuplade ancestrale, mais pour désigner les communautés numériques du XXIe siècle.
De la communauté romantique à la communauté numérique
Quand Internet est apparu, certains prédisaient déjà que l’on assisterait à l’inversion d’une tendance historique : la communauté serait de retour. C’est pourquoi Don Slater et moi-même avons décidé de nous rendre à Trinidad, une île caribéenne où je travaille depuis vingt ans, pour y étudier les usages d’Internet. Dans The Internet: An ethnographic approach (Berg, 2000), nous concluions que cette prédiction était hautement exagérée : les réseaux que les gens formaient sur Internet étaient partiels et se focalisaient généralement sur des thèmes précis. Quand Facebook a surgi, je suis retourné à Trinidad en pensant que j’arriverais à un constat identique. J’avais tort. C’est Alana, l’une des héroïnes de mon Tales from Facebook (1), qui m’en a convaincu.
Les communautés sont plutôt rares dans le Trinidad moderne, une île mouvante où rares peu d’habitants vivent là où ils sont nés. Alana est une lycéenne qui réside à Santa Ana, un hameau d’à peine vingt-cinq maisons qui appartiennent pour la plupart à quatre familles présentes sur les lieux depuis des générations. À peu près tous les habitants du village sont liés mutuellement. Lors des événements importants, comme un mariage ou la veillée d’un mort, le village entier est présent. Ainsi décrit, le village d’Alana semble correspondre en tout point à l’image romantique de la communauté. Et il est clair que les habitants de Santa Ana sont unis par un sentiment d’identité commune, de solidarité et d’attention réciproque.